Alors que le régime de Poutine est engagé en Ukraine dans une guerre sans fin, toujours plus gourmande en ressources et en personnel, la guerre demande aux gouvernements des deux pays de mobiliser de grandes parts de leur population dans l’effort de guerre (forces armées principalement). Cependant, chacun des deux belligérants savent que leur réserve d’hommes est loin d’être illimitée, en raison de la chute de la démographie en Ukraine comme en Russie.
I. Les raisons de la crise démographique en Russie depuis la chute de l'URSS (1991)
En Russie le problème du manque d’hommes dans l’armée russe fait écho à un problème plus vaste, considéré comme une menace vitale depuis de nombreuses années par le régime russe : la baisse inquiétante de la population en Russie.
En effet, depuis 1991 et la chute de l’Union Soviétique, la population russe n’a cessé de baisser, comptant 148 millions d’habitants en 1991 contre 143 millions en 2022. Cette baisse, problématique pour toute nation, l’est d’autant plus pour la Russie de Poutine qui avait pour projet dès le début de son premier mandat présidentiel, de se servir de la forte démographie russe comme un outil important dans son projet de faire de la nouvelle Russie une grande puissance dans un monde où les cartes de la puissance sont rebattues, depuis la fin de la Guerre Froide.
Cependant, la décennie des années 1990 en Russie, fût celle des années les plus sombre du jeune pays : disette, pauvreté, chômage, corruption, oligarchisation de l’économie et bien d’autres sont les marqueurs de cette période très incertaine qu’à connu le pays, jusqu’à l’arrivée au pouvoir, dans les ultimes moments de l’année 1999, de Vladimir Poutine au plus haut poste du Kremlin. Or, le mal est déjà fait, en 10 ans, le pays a perdu près de 2 millions d’habitants. En 2008, la Russie connaît son niveau de population le plus bas depuis sa création, où l’on ne compte à ce moment donné seulement 142 millions d’habitants dans le pays.
Un des principaux facteurs de cette véritable chute démographique, est le taux de mortalité particulièrement élevé du pays, et d’un taux de natalité assez faible, directement lié à un taux de fécondité faible (1,50 enfants par femme en 2021). En 2021, le taux de mortalité en Russie était supérieur à celui du taux de natalité ; le taux de mortalité haut que connaît la Russie, peut s’expliquer par une surmortalité chez les hommes russes, liée en majorité à la consommation excessive d’alcool (dont les autorités tentent de lutter, en vain) et la surmortalité sur les routes (16 000 morts sur les routes russes en 2020).
Plus récemment, la catastrophe démographique russe a été sévèrement aggravée par la pandémie de Covid-19 à partir de 2020. Entre 2020 et 2021, la Russie a enregistré, plus de 600 000 (Rosstat) morts liés à la pandémie, chiffre cependant réfuté par le Kremlin confirmant 320 000 morts.
Un nombre élevé de morts présageant une situation démographique instable à l’aube d’un engagement militaire de grande ampleur en Ukraine. De plus, il est important de soulever la situation concernant les Russes ayant pris la voie de l’exil afin d’échapper à la mobilisation partielle vers le front. Une situation qui concernerait selon certaines estimations plus de 700 000 Russes, qui auraient fui la Russie pour s’installer dans des pays tels que la Finlande, la Serbie, le Kazakhstan ou la Turquie. Une véritable hémorragie … Ainsi, évoquons les pertes russes en Ukraine depuis 2022. Selon certaines sources indépendantes (Meduza), les pertes russes depuis le début de l’invasion en Ukraine seraient de près de 70 000 morts confirmés à 120 000 morts probables selon leurs estimations.
Au vu de l’étendue des pertes de l’armée russes, il est logique de prédire que la jeune génération – de nombreux jeunes sont mobilisés sur les différents fronts ukrainiens – sera particulièrement affectée par les effets directs et sur le long terme du conflit : blessés de guerre, syndromes post-traumatiques des vétérans, complications de réintégration à la vie civile, etc…. Ces nombreux effets sont déjà visibles auprès des quelques anciens soldats ayant combattu en Ukraine ; nombreux sont les cas de vétérans devenus fous depuis leur retour à la vie civile. Alors, on peut en déduire que ces éléments ne faciliteront pas la relance démographique en Russie comme le voudrait Vladimir Poutine, et l’enlisement russe en Ukraine n’arrange en aucun cas cette situation.
II. Subventions à la naissance, travailleurs immigrés… Les méthodes du Kremlin pour endiguer la chute de population
Depuis les années 2000, le Kremlin, conscient de la situation dommageable de la démographie russe, tente via des prises de paroles et des systèmes d’allocation de booster la natalité dans le pays.
Que ce soit lors les premiers mandats présidentiels de Poutine (1999-2008) ou de Medvedev (2008-2012), le Kremlin annonce peu à peu un retour à des politiques traditionalistes, anciennement mises en avant sous le règne de Staline, qui promouvaient les mères ayant de nombreux enfants tout au long de leur vie. En lien avec les politiques staliniennes, Poutine a remis en place depuis plusieurs années, le statut de “mère héroïne”, statut honorifique accordé aux mères russes ayant eu 10 enfants et plus. Un tournant politique du gouvernement donc axé sur des politiques pro-famille nombreuses et sur un cap traditionaliste.
En 2006, lors d’un discours au Parlement, le Président Vladimir Poutine souhaitait ≪ stimuler ne serait-ce que les deuxièmes naissances ≫. L’année suivante, le gouvernement annonce la mise en place d’un programme nommé “Capital maternel” et se veut être testé sur la période 2007-2021. Le programme consiste à allouer aux jeunes couples à la naissance de leur deuxième enfant, une somme ponctuelle de 639 431 roubles (7 385 euros environ) en 2021.
A partir de 2020, le Kremlin évoque même d’allouer des sommes dès la naissance d’un premier enfant, afin d’encourager les femmes désireuses de mettre un terme à leur grossesses d’être encouragées par une potentielle aide financière. Ces programmes sont par la suite poursuivis et aujourd’hui, le premier enfant d’un couple russe se voit allouer un capital de plus de 480 000 roubles (soit environ 5500 euros), toujours alloués en sommes ponctuelles par le gouvernement.
Aussi, au niveau local, l’on a quelques exemples de régions russes (Oblast d’Ivanovo en l’occurrence) qui allouent à certaines familles nombreuses, des lopins de terre afin de construire un lieu de vie ou une résidence secondaire. Cela fait écho à la principale raison qui repousse les jeunes couples à avoir un enfant : c’est les problèmes financiers, dans un pays où le revenu mensuel brut moyen était de 106 000 roubles (environ 1011 euros) en 2023. De plus, pour une majorité de couples russes résidant dans les grandes villes, – Moscou, Saint-Pétersbourg, Volgograd, etc – le manque de place dans un logement souvent situé dans un bloc d’appartements étroits ne donne pas vraiment envie d’élever plus d’un enfant dans un tel milieu.
Ainsi, le gouvernement russe, cherchant à tout prix relancer la natalité du pays, décide de mettre au profit de cet effort les ressources économiques de la Russie, afin d’améliorer la situation.
Anciennement sous la domination de l’Union soviétique, les pays d’Asie Centrale et du Caucase sont aujourd’hui le point de départ de millions de travailleurs immigrés désirant toucher un salaire plus élevé dans les chantiers ou les exploitations agricoles russes. Ces travailleurs sont donc une aubaine pour le Kremlin afin de combler le déclin de la population active russe par de la main-d’œuvre moins chère.
Aujourd’hui, il pourrait y avoir jusqu’à six millions de ces travailleurs sur le marché du travail en Russie, la majorité d’entre eux venant pour la plupart du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan ou du Kirghizistan.
Cependant, avec la guerre en Ukraine et un rouble faible, le marché du travail russe n’est plus aussi attractif qu’il y a dix ans. De nombreux travailleurs immigrés souhaitent aujourd’hui quitter la Russie afin de soit rentrer chez eux ou bien continuer de travailler à l’étranger mais dans des pays avec un salaire plus attractif que celui qu’ils peuvent toucher en Russie, qui est de 45 000 roubles pour la plupart de ces travailleurs (soit environ 420 euros) un revenu faible au premier abord, mais qui reste généralement plus élevée que ce qu’un travailleur moyen peut espérer gagner dans leurs pays d’origine. Cependant, avec la signature d’accords sur la main-d’œuvre entre l’Ouzbékistan et le Royaume-Uni par exemple, qui possède un marché du travail beaucoup plus attractif, les travailleurs venant de ces pays là, seront probablement moins tentés par le choix du travail en Russie en favorisant ces autres destinations. La pérennité de l’afflux de travailleurs immigrés en Russie n’est donc pas totalement assurée, même si le pays reste la destination privilégiée par ces travailleurs. Ainsi, pour que cette masse laborieuse puisse demeurer un atout majeur et stable pour relancer l’économie russe, le Kremlin devra assouplir ses méthodes de répression et de droits de l’homme, qui sont bien souvent décriées, et ainsi les inciter à rester, tandis que au sein du gouvernement russe l’on évoque de plus en plus la volonté d’octroyer la citoyenneté à ces travailleurs afin des les enrôler dans les forces armées et ainsi combler les lourdes pertes du conflit en Ukraine.
Le futur de la Fédération de Russie, rendu véritablement incertain depuis l’enlisement de son armée en Ukraine, est rendu d’autant plus tendu de par la crise démographique que connaît le pays depuis son indépendance en 1991. Des facteurs tels qu’un taux de mortalité élevé et un taux d’enfants par femme en dessous du seuil de renouvellement de la population, la Russie devrait passer sous les 140 millions d’habitants dans les prochaines décennies. Malgré ce constat, connu de tous dans les cercles de décision russes, le Kremlin tente de pousser toujours plus loin la relance de la natalité à coup de programmes d’allocations et de campagnes pro-familles nombreuses. La crise démographique empêche Poutine d’atteindre certains de ses objectifs de puissance, la guerre en Ukraine n’arrange pas le pouvoir du fait des pertes immenses que subissent les forces armées. De plus, l’économie russe peine à croître du fait du déclin de sa population active, l’obligeant à recourir à une main-d’œuvre étrangère qui désire de plus en plus quitter la Russie afin de travailler dans des pays où le marché du travail est plus attractif. La situation est donc très délicate et les mesures prises par le gouvernement russe ne font que ralentir le lent déclin démographique du pays, l’avenir est donc incertain pour une crise qui risque de faire perdre à la Russie un statut de puissance accomplie, si cher à Vladimir Poutine.
Florian Ménigot, pour Atum Mundi