Guerre en Ukraine - Chapitre 1 : Invasion

La présente série d’articles est dédiée à une analyse stratégique du conflit ukrainien, afin de synthétiser aussi clairement que possible les grandes dynamiques de la guerre telles que nous les percevons. Cependant, il y aurait tellement de choses à dire sur telle ou telle bataille que nous pourrions consacrer un ouvrage complet à chacune d’entre elles. Dans la mesure où il ne s’agit nullement de notre intention, nous survolerons un certain nombre d’évènements que nous estimons assez bien connus du public afin de nous concentrer sur des points qui nous paraissent plus pertinents pour qui veut comprendre les évolutions de la situation au cours des trois dernières années.
Nous avons délibérément choisi de ne pas aborder ici les considérations économiques, légales ou diplomatiques relatives à cette guerre, parce qu’un juste traitement de ces considérations pourrait, à lui seul, également occuper plusieurs volumes. De toute manière, une telle histoire ne pourra probablement être écrite que lorsque nous disposerons de documents actuellement considérés comme confidentiels. La description des grandes dynamiques militaires, en revanche, paraît être beaucoup plus à notre portée. Beaucoup de bêtises ont cependant été écrites dans la tourmente de la guerre sur ces questions, aussi espérons-nous apporter un regard nouveau et surtout aussi précis que possible par l’emploi de sources fiables, mais généralement peu commentées.

Objectifs stratégiques initiaux de la Russie

Après plusieurs mois de préparation, de tractations et sans doute un peu d’hésitation, 150 000 à 200 000 hommes de l’armée russe pénétrèrent en Ukraine le 24 février 2022. La justification officielle de l’invasion était la « dénazification », la « démilitarisation » et l’obtention de la « neutralité » de l’Ukraine. Ces derniers ne constituent pas des objectifs facilement quantifiables, comme le seraient par exemple la cessation de telle province ou la modification d’un article précis de la constitution ukrainienne. L’on pouvait donc les interpréter de multiples manières, ce qui était probablement l’effet voulu par le Kremlin afin de pouvoir plus facilement revendiquer une victoire en étant aussi flou que possible sur les buts recherchés. Dans les grandes lignes, cependant, l’on peut probablement avancer sans trop se tromper que l’objectif poursuivi était une soumission de l’Ukraine, dont les modalités exactes seraient conditionnées aux résultats atteints par l’armée russe sur le terrain [1].

L’allocation des troupes russes lors de la phase initiale du conflit nous renseigne sur la manière dont Moscou pensait pouvoir parvenir à son objectif. Elle était à peu près la suivante : environ 40% des forces disponibles étaient affectées en Biélorussie pour fondre sur Kiev depuis le nord, environ un tiers l’était dans le Donbass, 15 à 20% en Crimée pour conquérir le sud de l’Ukraine, et peut-être 10% devaient menacer les grandes cités frontalières de Soumy, Kharkov et Chernigov. Ces choix nous permettent d’arriver aux conclusions suivantes :

  1. Le gros de l’effort militaire russe se portait bien sur la ville de Kiev, ce qui permet d’écarter l’idée qu’il ne s’agissait que d’une « diversion », comme certains ont pu l’affirmer pour justifier a posteriori les difficultés rencontrées par l’assaillant.
  2. Pour autant, une partie significative des forces russes (plus de la moitié) n’était pas allouée à l’opération de Kiev, ce qui indique qu’il s’agissait d’un objectif parmi d’autres, s’inscrivant dans un plan plus général pour remporter la guerre.

Nous pensons que le « pari » du Kremlin se résumait de la manière suivante : premièrement, contraindre le gouvernement ukrainien à se placer sous la tutelle de Moscou et deuxièmement, conquérir une fois pour toutes les oblasts de Donetsk et Lugansk, puis annexer les républiques russophones du Donbass. S’ajoutait à cela un autre objectif crucial : sécuriser un accès terrestre reliant la Fédération de Russie à la péninsule de Crimée ainsi que son accès à l’eau douce. Toutefois, il ne semble pas que le Kremlin ait alors pris de décision définitive quant au statut exact des oblasts de Kherson et Zaporozhye (qui se situaient sur la route), puisqu’il refusa de les annexer formellement. Peut-être Vladimir Poutine aurait-il été prêt à accepter une sorte de condominium avec Kiev dans ces terres, lesquelles auraient été nominalement sous administration ukrainienne tout en « hébergeant » une constellation de base militaires russes. L’on ne peut que spéculer sur ce dernier point, mais toujours est-il que les plans russes au sujet du sud semblaient plus brouillons que pour le reste.

Poursuivre ces trois objectifs nécessitait de diviser les forces russes, déjà bien restreintes numériquement, en trois théâtres d’opération distincts. Cela présentera nombre d’inconvénients par la suite, mais l’effet immédiat de que l’ouverture de ces trois fronts contraignit l’Ukraine à faire des choix stratégiques inconfortables. Les Ukrainiens étaient obligés de défendre Kiev, sans quoi ils risqueraient un effondrement politique et logistique : la géographie ukrainienne est ainsi faite qu’il est assez aisé d’isoler l’est de l’ouest ainsi que le nord du sud si l’on occupe certains points de passage le long du Dniepr, dont la capitale constituait un exemple typique. Par conséquent, l’état-major ukrainien serait contraint de prioriser la défense de Kiev et donc de ponctionner des troupes affectées sur le front du sud ou dans le Donbass, ce qui revenait en pratique abandonner une de ces régions à la Russie faute de pouvoir défendre partout à la fois.

Conquérir le sud aurait permis à Moscou d’occuper quasiment toute la façade maritime ukrainienne, ce qui aurait porté un sévère coup à l’économie nationale, tout en sécurisant une fois pour toutes les approches de la Crimée. Au surplus, une poussée russe vers Dnipro aurait menacé de couper plusieurs des grands ponts du Dniepr, ce qui risquait d’isoler l’est ukrainien des bases logistiques de l’ouest du pays. Renoncer au Donbass, en revanche, reviendrait à abandonner toute une série de fortifications préparées depuis près de dix ans : il s’agissait probablement de la zone la mieux défendue au monde, en plus de constituer le principal but de guerre politique revendiqué par le Kremlin. Si les Russes s’en emparaient, il était probable que les Ukrainiens soient contraints d’y renoncer définitivement ; sans parler du fait que ces derniers ne disposaient pas de ligne de défense constituée à l’arrière, ce qui aurait peut-être donné aux Russes l’option d’encercler Kharkov ou de progresser vers l’ouest pour conquérir la rive gauche du Dniepr. Quel que soit le choix des Ukrainiens, Moscou engrangerait donc un important levier pour d’éventuelles négociations même si la frappe de décapitation qui visait Kiev venait à échouer : voici sans doute, dans les grandes lignes, la stratégie militaire du Kremlin.

 

Retour au réel

Face au dilemme que nous venons d’évoquer, les Ukrainiens tranchèrent en faveur de la première option et abandonnèrent largement le sud du pays. Les Russes purent dont l’occuper rapidement et sans rencontrer trop de résistance : rappelons par exemple que la ville de Kherson fut prise par une force qui ne devait pas rassembler plus de quelques centaines d’hommes. Ce faisant, les défenseurs eurent de la chance que les troupes allouées à la conquête du sud aient été aussi faibles numériquement (peut-être 15 000 hommes tout compris), sans quoi l’armée du Kremlin se serait probablement emparée de Nikolaev, ce qui aurait coupé Odessa de Kiev et aurait peut-être rendu logistiquement impossible les futures contre-attaques des Ukrainiens. Heureusement pour ces derniers, l’échec définitif des russes à s’emparer de la ville à la fin du printemps condamnait à terme la tête de pont qu’ils avaient établie à Kherson sur la rive droite du Dniepr : ne pouvant être ravitaillée que par deux passerelles à portée de l’artillerie ukrainienne, elle serait graduellement asphyxiée par le harcèlement continu de sa logistique. Nous aurons l’occasion de le voir par la suite.

Les Russes avaient donc manqué là une belle occasion, mais leur force d’invasion initiale était tellement squelettique qu’ils n’avaient guère eu le luxe d’allouer plus de troupes au front méridional. A tel point que leurs incursions dans nord-est du pays, notamment à Soumy, Chernigov et Kharkov, ne tardèrent pas à rencontrer une résistance qu’ils eurent toutes les peines du monde à surmonter. Les assaillants s’étaient manifestement attendus à occuper sans trop se fouler ces nœuds stratégiques, ce qui explique qu’ils aient parfois perdu un temps précieux en palabres auprès des autorités civiles locales pour obtenir leur reddition. Quelle ne fut pas leur surprise lorsqu’ils durent faire face à un nombre important de soldats ukrainiens bien équipés et décidés à en découdre ! Cette série de déconvenues découragea les unités russes de se montrer trop agressives, ce qui leur épargna peut-être un certain nombre de pertes inutiles, mais ne leur permit d’engranger aucun progrès. Les choses se déroulèrent un peu mieux du côté du Donbass : au moins les Russes savaient-ils à quoi s’en tenir en termes de fortifications, et au moins s’était-ils un peu mieux préparé à la dure guerre d’attrition qui allait s’y dérouler. Les progrès du groupement « Sud » permirent également d’effectuer de jolis coups de filet dans la partie méridionale de la région : ainsi, la grande ville de Marioupol et sa garnison de plus de 8000 hommes seront entièrement encerclés. Les défenseurs furent tous tués ou faits prisonniers au cours d’un siège sanglant mais qui, au regard des circonstances, tourna assez favorablement en faveur des Russes.

Les choses avaient toutefois pris une plus vilaine tournure sur le front de Kiev. Là encore, les assaillants avaient manifestement espéré que leurs opposants paniqueraient ou détaleraient sans combattre, de telle sorte que les colonnes fondant sur Kiev depuis le nord en longeant les deux rives du Dniepr ne tardèrent pas à rencontrer une résistance farouche de la part des unités ukrainiennes stationnées à proximité. Si la progression fut rapide jusqu’aux faubourgs de la capitale, les Russes se retrouvèrent vite à piétiner une fois arrivés en banlieue. Cela était d’autant plus problématique que les troupes de Moscou avaient tenté un certain nombre d’opérations aéroportées afin de capturer des points stratégiques dans la profondeur du dispositif ukrainien. Certains de ces groupements furent rapidement isolés, comme les 250 à 300 hommes qui s’étaient emparés de l’aéroport de Gostomel dans la banlieue de Kiev. Si ces parachutistes purent finalement évacuer lorsqu’une colonne russe dégagea leur position après deux semaines à résister aux contre-attaques adverses, il s’en était fallu de peu pour que l’aventure ne tourne au fiasco le plus complet.

Ce piteux résultat ne pouvait surprendre. Il était probablement impossible pour une force de 70 000 hommes tout au plus de prendre d’assaut une ville de 4 millions d’habitants, surtout quand la cité en question était défendue par une copieuse garnison prête à en découdre. Ne voulant sans doute pas s’engager dans une guerre urbaine dont ils n’avaient pas les moyens, les Russes tentèrent d’encercler la ville en capturant ses banlieues immédiates. S’ils ne furent pas stoppés nets, leur avancée s’essouffla malgré une tentative de ramener des troupes en renforts depuis le nord-est (l’axe Chernigov-Soumy) afin d’augmenter la pression sur le flanc oriental de la ville. Le bluff des Russes à Kiev ayant été révélé au grand jour, ces derniers n’eurent d’autre choix que de battre en retraite devant l’absence de perspective d’engranger une victoire rapide par la panique de leurs ennemis. Ils prirent donc pour prétexte des négociations qui avaient alors lieu à Istanbul (lesquelles, il faut le dire, ont pu paraître proche d’aboutir bien que les Ukrainiens ne semblent les avoir utilisées que pour gagner du temps), pour se retirer de Kiev début avril 2022. Pour garder la face, le Kremlin prétexta qu’il s’agissait là d’un « geste de bonne volonté » dans le cadre desdites négociations, ce qui ne trompa personne et fut sans doute contre-productif au regard de la manière dont ces propos furent accueillis dans le camp russe.

Un joyeux désordre en perspective

L’échec de l’invasion initiale, du moins dans sa version la plus ambitieuse, était donc consommé. Le gouvernement de Kiev avait réussi à sauvegarder son existence en tant qu’entité politique indépendante, à s’attirer les sympathies du monde occidental et à électriser le sentiment national. Cela n’était pas un mince exploit, surtout pour un régime et une armée sur la survie desquels bien peu avaient parié. Toutefois, et contrairement aux élans d’enthousiasmes qui se firent alors jour chez nombre de commentateurs, il s’agissait d’une victoire en demi-teinte pour les Ukrainiens, qui avaient dû céder les régions côtières de la mer d’Azov et prenaient déjà de sévères coups dans le Donbass. En d’autres termes, les Ukrainiens seraient désormais contraints de passer à l’offensive pour chasser l’occupant, ce qui, si Moscou choisissait de fortifier ses nouvelles possessions, risquait d’entraîner l’Ukraine dans une guerre d’attrition qu’il lui serait difficile de gagner. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

Le prix à payer pour cette victoire n’avait pas non plus été négligeable. Si l’on en croit le site ualosses.org, qui répertorie les nécrologies de soldats ukrainiens, l’armée de Kiev subit au moins 4200 tués entre le 24 février et le 1er avril 2022. La première journée à elle seule fit au moins 340 morts dans ses rangs, sans parler des blessés graves. Bien sûr, les assaillants n’étaient pas bien mieux lotis : les objectifs essentiellement « politiques » poursuivis par le Kremlin (la chute ou la soumission du gouvernement de Kiev) conduisirent son armée à s’avancer très profondément afin de menacer les centres de décisions politiques et mener une stratégie de type « choc et effroi ». Ce faisant, la logistique russe, en plus d’être très étirée, était largement exposée aux embuscades d’unités ukrainiennes que l’on n’avait pas pris la peine de déloger. Cela explique en grande partie les nombreuses vidéos de blindés russes laissés à l’abandon : une armée moderne en campagne consomme des quantités faramineuses de carburant et de pièces de rechange, de telle sorte que des unités isolées pendant de trop longues périodes se voient purement et simplement obligées d’abandonner leurs véhicules. Les Occidentaux en retirèrent, manifestement à tort, une idée beaucoup trop générale et définitive quant aux faiblesses de l’armée russe, laquelle ne perdit peut-être pas autant de moyens humains que ses déboires mécaniques ne le laissaient suggérer.

De manière générale, les premières semaines de la guerre russo-ukrainienne ont surtout été caractérisées par une confusion presque totale pour les deux belligérants. Les lignes de front comme de ravitaillement ne s’étant pas alors tout à fait stabilisées, les affrontements ressemblaient à une indéfinité de batailles rangées menées en totale autonomie avec les moyens du bord sans que l’on sache toujours où étaient situés les adversaires et quel était leur nombre. Une vidéo célèbre de l’époque, où une patrouille ukrainienne et un char (supposément ukrainien également) se regardèrent avec confusion pendant 30 secondes jusqu’à ce que le char ouvre le feu, illustre parfaitement cette dynamique. Autre cas typique, des unités russes déployées à proximité de Kherson dans les premiers jours de l’invasion se perdirent et furent capturées par leurs adversaires une fois qu’elles eurent pénétré par inadvertance dans la ville de Nikolaev. Cela était empiré par le fait que les deux armées employaient un matériel soviétique très similaire, ce qui a d’ailleurs pu conduire à surestimer les pertes subies par l’armée de Moscou dans cette phase de la guerre [2].

En tout cas, le retrait de la majeure partie des soldats engagés au nord du pays permettra au Kremlin de disposer d’assez de troupes pour engranger encore quelques gains dans les mois à venir, de telle sorte qu’une période de flottement et d’incertitude ne tarda pas à s’installer. Si les Russes parvinrent, du fait de cet élan initial, à conserver l’initiative quelques temps, la montée en puissance de la mobilisation ukrainienne donnera graduellement au gouvernement de Kiev la parité, puis l’ascendance des moyens humains. Nous en verrons les conséquences au cours de la prochaine partie.

Les amis occidentaux

Cette résistance initiale ukrainienne, en plus d’éviter au pays de perdre la guerre immédiatement, eut également pour effet de convaincre les Occidentaux d’apporter leur soutien à Kiev. Jusqu’ici, il semble que l’opinion générale faisait de l’armée ukrainienne une quantité négligeable ce qui, au regard de sa dotation en équipement et de son degré d’alerte, était une opinion infondée : à vrai dire, nous pensons plutôt que l’armée ukrainienne de 2022 aurait pu vaincre la plupart des armées de l’OTAN, ne serait-ce qu’en les noyant sous la chair et l’acier [3]. Mais enfin était-ce là l’opinion qui avait cours chez de nombreuses personnes (peut-être car nul n’imaginait que la cohésion nationale de l’Ukraine se révèlerait aussi forte), et les difficultés rencontrées par la Russie lors de son invasion initiale achevèrent de convaincre les dirigeants occidentaux que soutenir Kiev constituerait un pari gagnant afin d’affaiblir la Russie, voire de l’éliminer en tant que rival géopolitique.

Ukrainian President Volodymyr Zelensky and Britain's Prime Minister Boris Johnson shake hands during their meeting in Kyiv.

Rapidement, de nombreux représentants de l’Union Européenne ou des Etats-Unis feront le voyage à Kiev afin de promettre au gouvernement ukrainien une aide financière et militaire, ainsi qu’un soutien politique indéfectible. De tous les systèmes d’armements ainsi fournis, le plus efficace était sans doute le lance-roquette d’artillerie de précision HIMARS, qui permettait de frapper des cibles lointaines avec de petits missiles guidés. Ce genre de système est excellent pour éliminer les stocks de munition et les postes de commandement afin de désorganiser son adversaire, et Kiev en fit un large emploi. Les Russes ne s’attendaient certainement pas à ce que l’Ukraine bénéficie (et maîtrise) aussi rapidement d’artillerie stratégique aussi précise. Et pour cause : un article récent du New York Times a dévoilé un secret de polichinelle, à savoir que les roquettes HIMARS ainsi tirées sur les Russes étaient pour ainsi dire guidées directement par des militaires américains, et non pas par des Ukrainiens [4].

Is HIMARS a Game-Changer in the War in Ukraine? - Defense Security Monitor

De manière générale, cependant, l’impact du matériel occidental sur le champ de bataille se révèlera décevant. Par exemple, il fut fait grand cas, au début de la guerre, du missile anti-char Javelin ; toutefois, en dépit de son utilité pour détruire les positions d’infanterie, les vidéos de destruction de blindés par ce système en dehors de zones urbaines restent assez rares [5]. De même, si les drones livrés à l’Ukraine, comme les Switchblade et plus particulièrement les TB-2 Bayraktar, furent utiles au début, les Russes ne tardèrent pas à employer des systèmes de brouillage qui nullifièrent largement leur impact. Ainsi, en mai 2023, les Ukrainiens perdaient 10 000 drones par mois, en grande partie à cause du brouillage : l’immense majorité des drones employés par les troupes de Kiev proviendront bientôt de sources commerciales plutôt que des maigres stocks militaires de l’OTAN. L’artillerie occidentale (comprenant par exemple les canons M777) qui commença à affluer dès les mois d’avril et de mai 2022, représenta un temps un sérieux danger du fait de sa portée supérieure à celle des Russes. Toutefois, l’afflux massif de drones Lancet, l’un des systèmes les plus rentables de ce conflit et paradoxalement l’un des moins bien étudiés, rendit le travail de contre-batterie russe beaucoup plus aisé à partir de septembre 2022. Ainsi, si l’on en croit le site LostArmour, plus de 90 M777 furent détruits entre février 2022 et avril 2025, tandis qu’Oryx place ce chiffre à une cinquantaine, plus cinquante autre endommagés, le tout sur environ 150 systèmes livrés. Il n’y a sans doute pas non plus besoin d’insister sur l’efficacité toute relative les chars occidentaux livrés par la suite, qui furent présentés par de nombreux tabloïdes comme des machines de guerre capables de faire détaler les soldats russes, mais qui ne se révélèrent pas plus brillants que leurs contreparties soviétiques.

La réalité est en fait assez prosaïque : bien que cette aide matérielle permît à l’Ukraine d’absorber le choc et d’infliger des pertes importantes à son adversaire, c’est sans doute plutôt le soutien apporté par le renseignement américain qui lui permit de ne pas décrocher et de lutter efficacement. Quasiment toute l’infrastructure de communication ukrainienne fut sauvée par l’emploi massif du réseau américain Starlink, qui permit aux troupes de Kiev de rester en contact avec leur état-major à peu près n’importe où, y compris en campagne, et ce sans que les Russes ne puissent faire grand-chose pour perturber cette connexion. L’infrastructure C2 (Commandement et Contrôle) bénéficia également de l’aide fournie par le Pentagone, qui participa au développement de logiciels de planification tels que le « système Delta », lequel permettait à Kiev de suivre en direct l’itinéraire et le déploiement de ses troupes sur une carte interactive [6].

Le plus important, cependant, était sans doute la mise à disposition permanente de l’ensemble de l’appareil de renseignement et de surveillance satellitaire américain : en les informant en temps réel des mouvements de son adversaire, le Pentagone permit aux Ukrainiens d’allouer beaucoup plus efficacement leurs ressources militaires et de choisir dans quelles batailles s’engager en éliminant une part significative du brouillard de guerre. Cela leur permit également d’anticiper, puis stopper des assauts ou des manœuvres qui, si elles avaient pu se déployer à pleine puissance, auraient sans doute considérablement empiré la situation : nous citerons ici la tentative d’un ou deux bataillons russes de traverser le fleuve Siverskyi Donets pour prendre à revers les positions ukrainiennes en mai 2022. L’échec de l’assaillant à s’emparer de Nikolaev s’explique aussi sans doute en partie par le travail du renseignement américain, qui put estimer la taille du détachement d’assaut ainsi que l’absence probable de renforts dans la zone, permettant aux Ukrainiens d’allouer assez de forces pour repousser l’attaque sans compromettre la défense des autres fronts. Les commentateurs du conflit ont peut-être passé trop de temps à s’extasier sur tel ou tel système occidental spécifique : ce genre de soutien « renseignement, surveillance et reconnaissance » (ISR) américain fut probablement bien plus crucial que tout le reste.

Toutefois, il est sans doute malavisé d’exagérer indûment le degré de connaissance que les Etats-Unis parvinrent à acquérir grâce à leurs reconnaissances satellites, écoutes radios et renseignements humains. Le témoignage récent de plusieurs généraux américains laisse entendre que le moindre mouvement de l’occupant leur était parfaitement connu, mais un tel degré d’autosatisfaction semble contredit par l’impuissance du renseignement à anticiper  correctement des opérations aussi cruciales que l’évacuation de Kherson par les Russes fin 2022 et les offensives d’Avdiivka l’année suivante, ou même simplement de connaître l’état réel de la « ligne Sourovikine » lors de l’affrontement décisif de l’été 2023. Malgré son caractère crucial pour l’effort de guerre ukrainien, cette aide informationnelle ne constituerait pas la solution miracle, et la guerre se poursuivra encore bien longtemps.



 

[1] Il convient d’ailleurs de relever que, dans le monde slave et en particulier en Russie, le nazisme est beaucoup plus associé à une haine quasi-raciale envers les slaves qu’à l’antisémitisme (comme il l’est en Occident). Quand Vladimir Poutine qualifie le gouvernement de Kiev de « nazi », il faut plutôt comprendre qu’il l’accuse de détester pathologiquement le monde russe et les populations russophones ; la « dénazification » est donc une manière d’exprimer sa volonté de faire revenir Kiev dans l’orbite russe.

[2] Ainsi, le site Oryx, qui avait pour ambition de répertorier les pertes matérielles russes, listait près de 2840 véhicules capturés en juillet 2023, tandis que le colonel ukrainien Saruba semblait plutôt en dénombrer 800.

[3] Rappelons à toutes fins utiles que l’armée ukrainienne disposait alors de trois à quatre fois plus de chars en état de marche que l’armée française ou britannique, sans parler des défenses anti-aériennes ou de son artillerie.

[4] L’on a beaucoup exagéré le concept de « cobelligérance » à propos de l’aide occidentale à l’Ukraine, mais comment qualifier autrement le fait que des mains américaines ont, littéralement, guidé des milliers de missiles frappant des centaines de positions russes pendant des mois voire des années ?

[5] Plus qu’une faute intrinsèque de ce système d’armement, cela est sans doute dû à l’avènement de la surveillance permanente sur le champ de bataille, rendant une telle arme trop exposée pour qu’elle soit préférée à un simple drone kamikaze.

[6] Le pirate informatique « JokerDPR », affilié aux milices prorusses du Donbass, parvint à pirater le système à la fin de l’année 2022 et diffusa un certain nombre de ses trouvailles sur son canal Telegram. Du fait de cette découverte, l’implication à grande échelle des Américains dans l’écosystème de renseignement ukrainien semble bien établie.

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