Guerre en Ukraine - Chapitre 3 : Réorganisation (novembre 2022-mai 2023)
La présente série d’articles est dédiée à une analyse stratégique du conflit ukrainien, afin de synthétiser aussi clairement que possible les grandes dynamiques de la guerre telles que nous les percevons. Cependant, il y aurait tellement de choses à dire sur telle ou telle bataille que nous pourrions consacrer un ouvrage complet à chacune d’entre elles. Dans la mesure où il ne s’agit nullement de notre intention, nous survolerons un certain nombre d’évènements que nous estimons assez bien connus du public afin de nous concentrer sur des points qui nous paraissent plus pertinents pour qui veut comprendre les évolutions de la situation au cours des trois dernières années.
Nous avons délibérément choisi de ne pas aborder ici les considérations économiques, légales ou diplomatiques relatives à cette guerre, parce qu’un juste traitement de ces considérations pourrait, à lui seul, également occuper plusieurs volumes. De toute manière, une telle histoire ne pourra probablement être écrite que lorsque nous disposerons de documents actuellement considérés comme confidentiels. La description des grandes dynamiques militaires, en revanche, paraît être beaucoup plus à notre portée. Beaucoup de bêtises ont cependant été écrites dans la tourmente de la guerre sur ces questions, aussi espérons-nous apporter un regard nouveau et surtout aussi précis que possible par l’emploi de sources fiables, mais généralement peu commentées.
La fin de l’année 2022 fut marqué par un changement dans l’attitude adoptée par le Kremlin dans la conduite de sa guerre. Jusqu’alors, il semble que le pouvoir à Moscou avait espéré une conclusion rapide, soit du fait de l’effondrement de l’Etat ukrainien (ce qui avait échoué), soit à travers une issue négociée, ce à quoi le gouvernement de Kiev se refusait catégoriquement. Par conséquent, la décision fut prise de mener la guerre jusqu’à contraindre les Ukrainiens à la soumission, quitte à la leur arracher par une sanglante confrontation de longue haleine. L’annexion des quatre oblasts occupés au moins partiellement par les russes (Donetsk, Lugansk, Kherson et Zaporozhye) fut donc formellement et légalement entérinée : plus question ici de botter en touche sur la question des buts de guerre précis poursuivis par la Russie, lesquels avaient jusque-là été flous pour donner plus de marge de manœuvre au Kremlin dans d’éventuelles négociations. L’on assista, avec le repli de Kherson et la débâcle de Kharkov, à un recentrage de l’effort de guerre russe sur ce qui était perçu comme une priorité absolue : sécuriser une fois pour tout le pont terrestre jusqu’à la Crimée, et s’emparer des territoires russophones du Donbass. Toute autre considération serait désormais subordonnée à ces objectifs.
Dans la foulée, cédant enfin aux pressions des militaires, le Kremlin ordonna fin septembre l’appel sous les drapeaux de 300 000 hommes en décrétant la mobilisation partielle. Cet influx de sang neuf permit enfin à l’état-major russe de boucher les nombreux trous dans son dispositif et d’atteindre, peut-être pour la première fois depuis le début de la guerre, une densité de troupes satisfaisante à peu près partout sur le front. Quitte, d’ailleurs, à payer ce luxe le prix du sang : au moins 1130 mobilisés furent tués sur l’année 2022 si l’on en croit https://200.zona.media/ (ainsi que 5500 en 2023, sur les 33 000 morts russes recensés sur cette période). Le résultat fut cependant au rendez-vous : comme nous l’avons vu précédemment, les avancées ukrainiennes finiront par arriver au point mort au fur et à mesure que les citoyens russes mobilisés affluaient sur le front. Pour chaotique qu’elle fut à ses débuts, la mobilisation finit par produire les résultats attendus, ce qui donna un peu de répit à l’occupant. Les russes en profitèrent pour implémenter des changements à l’échelle tactique, comme le retrait et la dispersion de leurs dépôts d’armements afin d’éviter les frappes de précision des systèmes HIMARS ukrainiens. Jusqu’ici, les troupes du Kremlin avaient eu tendance à stocker leurs vivres et munitions dans des grands dépôts situés à moins de 50km du front ; il fallut donc les disloquer et les reculer de quelques dizaines de kilomètres, ce qui força l’occupant à employer plus de camionnettes civiles pour sa logistique. L’armée russe s’employa à implémenter ce genre de changements et à se réorganiser afin de régénérer graduellement sa capacité de combat pour remporter la longue guerre qui s’annonçait.
Du côté des Ukrainiens, les lourdes pertes encourues à Kherson et dans le Donbass durant l’été 2022, ainsi que les dommages subis par le reste des troupes lors des tentatives de percer la ligne Svatovo-Kremnaya laissa Kiev sans réserve disponible pour engager une action décisive à grande échelle. La bataille de Bakhmut, qui commençait alors, achèvera de drainer continuellement les renforts qui auraient pu servir à reconstituer des unités capables de repartir à l’attaque. Dans ces conditions, les Ukrainiens furent contraints d’entreprendre à partir de zéro la reconstitution d’un corps d’armée capable de chasser les Russes du pays au cours d’une grande offensive décisive. Un tel effort prendra plusieurs mois : en attendant, il fallut temporiser. Les deux camps se retrouvèrent donc dans une situation où ils cherchaient à gagner du temps tout en maintenant l’autre occupé, espérant qu’à la fin du processus, leur montée en puissance aura dépassé celle de leur adversaire.
Campagne de frappes stratégiques
En parallèle, la Russie s’employa, dès le mois d’octobre 2022, à envoyer sur les infrastructures stratégiques ukrainiennes (en particulier celles relatives au secteur électrique) des vagues de missiles de croisière et autres projectiles balistiques. Presque quotidiennement l’espace de quelques mois, des alarmes nocturnes sonnaient dans toute l’Ukraine, urgeant les habitants de se mettre à l’abri. Plus d’un millier de missiles seront envoyés au total entre octobre et décembre 2022.
C’est à cette période qu’une arme tel que le drone Shaheed-136, de fabrication iranienne, fut acquis et largement employé par Moscou. Cet engin est un cas d’école de la philosophie de conception du complexe militaro-industriel de Téhéran, où l’on cherche à obtenir le meilleur résultat possible pour un coût très modique et une très faible complexité. La technologie du Shaheed est si primitive (n’utilisant pas de guidage GPS en dehors de coordonnées préprogrammées) que le brouillage ne produit aucun effet ; son coût est suffisamment dérisoire (20 000 à 50 000$ pièce) pour être manufacturé en masse et il transporte juste assez d’explosifs (environ 50 kilogrammes) pour détruire des cibles de haute valeur : réservoir de carburant ou de marchandises inflammables, stocks de munition, etc. Si sa cible est bien choisie, il est donc nécessaire pour l’adversaire de l’intercepter, sans quoi des dizaines de millions de dollars de matériel peuvent partir en fumée. Or, sa lenteur est telle que les avions de combat qui tentent de s’en approcher peuvent décrocher et s’écraser : l’Ukraine a ainsi perdu plusieurs avions et même des pilotes en tentant d’intercepter les Shaheed par des aéronefs. Il est donc nécessaire, soit de mettre en place un système de canons DCA, ce qui demande beaucoup de main-d’œuvre et d’organisation dans un pays aussi grand que l’Ukraine, soit de dépenser des missiles d’interception beaucoup plus chers et difficiles à produire qu’un Shaheed, soit de disperser ses stocks au sein d’entrepôts suffisamment renforcés pour les protéger de sa charge explosive. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant qu’il ait été rapidement copié par l’industrie du Kremlin sous le nom de Geran (« Géranium »), lequel remercia la République Islamique pour ses bons et loyaux services par une série de contrats d’armement apportant à Téhéran des technologies qui lui manquaient du fait de l’embargo international (par exemple, des avions modernes tels que le Su-35).
Malgré tout, cette campagne de frappes sur les infrastructures stratégiques fut, sinon un échec, du moins largement atténuée par les spécificités de l’infrastructure ukrainienne [1]. Ces dernières avaient été conçues par les soviétiques comme pouvant accommoder un centre industriel de première importante de plus de 50 millions d’habitants, de telle sorte qu’elles furent largement suffisantes pour subvenir aux besoins des quelques 29 millions d’Ukrainiens et leur économie sinistrée depuis la chute de l’Union Soviétique. Kiev put également compter sur des ventes de l’Azerbaïdjan, qui livra des terminaux électriques compatibles avec cette infrastructure soviétique que les occidentaux auraient été bien en peine de remplacer. Ici comme dans le cas de son armée, l’Ukraine fut probablement (et ironiquement) aidée par le gigantisme des planificateurs soviets. Ce manque de résultats s’expliquait aussi par le fait que, contrairement à ce que l’on a pu dire, le Kremlin n’avait pas encore adopté une stratégie de guerre totale : pendant longtemps, Moscou choisit par exemple de frapper les transformateurs électriques et autres nœuds de distribution plutôt que les centrales de production elles-mêmes. L’on ne peut que spéculer sur les raisons de ce choix, mais il y avait probablement au moins la volonté de conserver une Ukraine en suffisamment bon état pour fonctionner une fois sa vassalisation acquise. N’oublions pas que le Kremlin cherchait alors à mettre le pays sous tutelle, et non pas à le détruire purement et simplement.
Ces attaques, cependant, eurent plusieurs conséquences en plus de perturber l’approvisionnement en électricité de l’économie nationale. D’une part, elles épuisaient la défense anti-aérienne ukrainienne, ce qui était loin d’être négligeable car c’était la présence de nombreuses batteries sol-air qui avaient empêché la Russie d’acquérir la maîtrise du ciel : l’on a tendance à oublier que Kiev hérita de l’ère soviétique l’un des plus denses réseaux de protection anti-aériens au monde. En août 2024, le général Syrsky affirma que depuis le début des hostilités, la Russie avait lancé près de 9600 missiles et 14000 drones de type Shaheed, dont 25% et 63% furent respectivement interceptés par les défenses ukrainiennes. Peut-être ces chiffres sont-ils manipulés : par exemple, les affirmations selon lesquelles la Russie employait massivement des missiles antiaériens (S-300 et S-400) modifiés pour remplacer des missiles de croisière (au prétexte qu’elle n’en manufacturait pas assez) nous ont toujours parues suspectes du fait de la rareté et de la complexité de ces objets qui rendraient une telle utilisation très peu rentable [2]. Cela étant, ces données ont le mérite d’être plus crédibles que celles fournies par le ministère de la Défense tout au long de la guerre, qui revendiquait de manière hebdomadaire un taux d’interception proche de 90%. Sachant qu’il faut souvent plusieurs munitions sol-air pour intercepter un missile, l’on imagine que les stocks ukrainiens fondirent rapidement face à un rythme aussi soutenu. Pour ne rien arranger, ces attaques contraignaient souvent les batteries (S-300, Patriots ou IRIS-T fournies par les américains, etc) à se dévoiler, les rendant vulnérables aux frappes : une vidéo de l’époque, qui montrait un Patriot stationné à Kiev vider toute sa batterie avant de se faire endommager par un missile, avait d’ailleurs fait le tour des réseaux sociaux.
D’autre part, ces frappes empêchaient toute concentration de l’industrie et donc toute rationalisation de la production ukrainienne. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles la production de drones ukrainiens paraît aussi chaotique : là où les Russes n’emploient qu’une poignée de systèmes bien spécifiques, les Ukrainiens semblent sortir régulièrement de nouveaux types de drones. Cet état de fait s’explique en partie par le besoin de décentraliser la conception et la production, bien que cela pénalise également l’effort de guerre : il n’existe par exemple toujours pas vraiment d’équivalent ukrainien au Shaheed, du moins pas dans les quantités requises pour mener une guerre équivalente à celle que mène la Russie, et cela est en partie dû au manque de rationalisation des chaînes de production. Enfin, ces frappes stratégiques sonnent le glas de tout espoir pour l’Ukraine de contester la suprématie aérienne dans la mesure où tous ses aérodromes sont susceptibles de subir des attaques de missile. Il lui faut donc cacher et disperser sa flotte, ce qui a l’impact qu’on imagine sur son efficacité et sa disponibilité. Ce dernier point est plus important qu’on ne l’imagine, car les aéronefs constituent le principal moyen pour l’Ukraine d’envoyer des missiles stratégiques fournis par les Occidentaux (bombes planantes américaines, Storm Shadows, etc) sur des cibles russes : ces conditions rendent difficiles les tirs de saturation nécessaires au passage des barrages anti-aériens, et donc toute tentative de réplique ukrainienne aux frappes stratégiques du Kremlin [3]. Il est trop tôt pour faire le bilan de cette campagne de frappes russe, mais sur le long terme, il est indéniable qu’elle priva Kiev de ressources limitées qui lui étaient indispensables.
Orages de chair et d’acier
Nous évoquions tout à l’heure la bataille de Bakhmut, et il convient en effet de se pencher sur l’un des affrontements les plus sanglants de toute la guerre. La ville en elle-même ne possédait rien de véritablement remarquable, si ce n’est qu’elle se situait en plein milieu de l’axe routier reliant les principales villes du Donbass (Donetsk, Lugansk, Slaviansk, Kramatorsk et Severodonetsk). Elle constituait donc un axe d’avancée relativement naturel pour l’armée russe, et une position défensive qui l’était tout autant pour les Ukrainiens. Les troupes de Moscou s’en étaient donc rapprochées lors de l’été 2022, et le relai avait graduellement été pris par les hommes de la compagnie mercenaire « Wagner » au fil de l’automne. En effet, le Kremlin avait jugé bon de désengager son armée des opérations offensives majeures afin de lui permettre de se réorganiser et de se rééquiper une fois l’industrie mise sur le pied de guerre ; toutefois, il aurait été dommage de ne pas occuper les Ukrainiens ou de capitaliser sur les progrès réalisés dans le Donbass depuis la percée de Popasna en avril. Il parut donc logique de confier la gestion du front à cette armée privée, dont l’efficacité sur le terrain avait été largement démontrée. Ainsi, à l’exception des très nombreuses batteries d’artillerie et des quelques brigades de parachutistes et d’infanterie motorisée chargées de garder les flancs, la bataille de Bakhmut fut essentiellement menée par des mercenaires côté russe.
La grande conflagration qui s’ensuivit fit alors couler beaucoup d’encre, et pas de la meilleure des manières. Contrairement à une idée reçue largement diffusée à l’époque, les Russes n’employèrent jamais de tactique de « vague humaine » dans le cadre de l’offensive de Bakhmut, du moins si l’on souhaite conserver à ces termes un sens quelconque. La méthodologie des troupes de Wagner semble plutôt avoir été à peu près la suivante : des détachements d’assaut de quelques dizaines d’hommes s’engageaient dans des combats rapprochés d’infanterie pour nettoyer les tranchées et repousser la ligne de contact en coordination avec l’artillerie et les drones, lesquels étaient d’ailleurs de plus en plus omniprésents des deux côtés du champ de bataille. L’on constata assez peu d’opérations réellement mécanisées, ce qui, couplé à ces tactiques très agressives et risquées (toute l’escouade d’assaut pouvait périr en cas d’échec faute de disposer de véhicule pour évacuer), eut effectivement pour conséquence un taux de pertes élevé : sur les quelques six mois de la bataille, Wagner perdit probablement 8000 à 10 000 hommes [4]. L’on ne peut toutefois pas dire que cette méthode manquait d’efficacité : cette pression constante sur la ligne de front débouchait ponctuellement sur des infiltrations dans la profondeur, causant des percées et l’effondrement de pans du système défensif ukrainien, comme par exemple à Soledar, ville qui gardait le flanc nord de Bakhmut et dont la capture accéléra grandement les choses. Ces tactiques sanglantes étaient permises par un programme ingénieux de recrutement de chair à canon, développé en collaboration avec l’Etat russe. Wagner était en effet autorisé à faire le tour des prisons du pays et à proposer un marché avec les détenus : en échange de six mois de service dans les unités d’assaut, ils obtiendraient un pardon d’Etat ainsi que de généreuses compensations financières. Ainsi, Wagner fut bientôt composé pour moitié de mercenaires professionnels et pour moitié de prisonniers sous contrat, pour un total d’environ 10 000 hommes déployés en permanence. Les prisonniers ainsi recrutés furent dépensés sans compter : ils représentèrent les trois quarts des morts côté russe à Bakhmut.
Cette décision, pour cynique qu’elle fut, produisit des résultats notables. Tandis que l’armée russe disposait d’un répit pour se réorganiser en envoyant la lie de la société se faire trouer la peau à sa place, Kiev voyait nombre de ses meilleures unités subir une attrition douloureuse. Car la bataille de Bakhmut ne constitua nullement un tir aux pigeons, loin de là : l’on tend à oublier que les conseillers occidentaux ont, pendant des mois, critiqué l’obstination des Ukrainiens à défendre l’endroit au regard du prix qu’ils devaient payer. En novembre 2022, certains hôpitaux de la ville recevaient jusqu’à 250 blessés par jour, et l’on pourrait multiplier les témoignages de volontaires occidentaux décrivant la zone comme un mouroir à l’espérance de vie extrêmement faible pour les deux camps. Si l’on en croit le site ualosses.org, près de 8500 militaires ukrainiens périrent pendant les combats, sur un total de 30 000 à 40 000 hommes déployés dans cette partie du Donbass. Les éléments d’une trentaine de brigades ukrainiennes furent affectés dans les environs de Bakhmut à un moment ou un autre de la bataille, et il ne s’agissait pas uniquement de rotations de routine. Les ressources de Wagner furent grandement épuisées par cette défense acharnée, mais il en alla de même pour les unités ukrainiennes présentes sur le front oriental, ce qui expliquera le manque de réserves à disposition de Kiev lors de la suite des évènements.
Pour autant, cette obstination suivait une certaine logique. A ce moment du conflit, les Ukrainiens se préparaient à lancer ce qui devait être une offensive décisive contre les possessions russes de Zaporizhia. Ils avaient besoin de temps pour constituer les unités de manœuvre qui devaient y prendre part et ne pouvaient pas se permettre de trop grandes avancées russes dans le Donbass, lesquelles menaceraient des nœuds logistiques tels que Pokrovsk, Sloviansk ou Kramatorsk, qu’il faudrait ensuite reconquérir à grand frais. Il y avait également en jeu des questions de moral et, il faut bien le dire, de prestige auprès de l’opinion occidentale : il convenait de montrer que l’Ukraine ne lâcherait rien et que tous les efforts russes ne pouvaient amener qu’à de faibles gains au prix de rivières de sang. Pour autant, cette stratégie de se cramponner au terrain coûta fort cher à l’Ukraine, peut-être bien plus qu’elle ne pouvait se le permettre. Peut-être cette phrase résume-t-elle le dilemme stratégique ukrainien pour l’ensemble de la guerre.
Bakhmut finira par tomber en mai 2023, après plus de six mois de guerre de tranchées. D’un certain point de vue, les deux camps avaient accompli leurs objectifs : gagner du temps afin de se réorganiser et de se préparer à une nouvelle confrontation décisive. Nous ne tarderons pas à voir lequel des deux camps avait le plus bénéficié de ce répit.
La dernière symphonie
Un dernier point d’intérêt mérite d’être soulevé sur cette question de Bakhmut, car elle explique un évènement curieux qui se déroula par la suite : nous voulons parler de la révolte d’Evgeny Prigozhin et de sa compagnie militaire privée Wagner contre l’autorité de Moscou en juin 2023, laquelle manqua peut-être de faire basculer la situation.
La place octroyée par le Kremlin à cet ambitieux aventurier au cours de la bataille de Bakhmut avait porté ce dernier aux cimes de son influence : il commandait l’équivalent d’une division d’infanterie, ponctionnait une part significative de l’allocation en pièces d’artillerie du front du Donbass, et accroissait sans doute significativement sa richesse personnelle au passage. Seulement, il devenait de plus en plus clair que l’état-major russe voyait d’un mauvais œil cette « privatisation » de tout un secteur du front, et qu’il entendait bien reprendre la main sur les hommes de Wagner, dont le sentiment d’impunité les rendait parfois détestés des soldats du rang. En d’autres termes, la bataille de Bakhmut représentait le pic d’influence d’Evgeny Prigozhin, qui ne ferait que diminuer par la suite car il cesserait d’être indispensable. C’est sans doute là qu’il faut chercher l’explication des curieux messages qu’il posta régulièrement sur les réseaux sociaux à l’époque : il y accusait de manière véhémente le ministre de la Défense, Shoïgu, de saboter l’offensive de Wagner en lui refusant graduellement l’accès aux prisons russes et en diminuant fortement les livraisons de munitions d’artillerie indispensables à la poursuite de l’assaut. Il y avait sans doute du vrai là-dedans, bien que l’armée russe soit alors en pleine préparation pour contenir l’offensive d’été ukrainienne qui se préparait, ce qui nécessitait de constituer des stocks de munition conséquents, quitte à rogner sur les opérations actives et donc l’allocation pour Bakhmut. Cela explique également les menaces répétées de Wagner d’abandonner la ville entre fin avril et début mai : il s’agissait d’une manière d’attirer l’attention sur leur caractère indispensable en faisant du chantage.
Ces supplications insistantes (et surtout, de plus en plus virulentes) de Prigozhin n’eurent aucun effet notable sur le coup, si ce n’est de propager la discorde au sein des forces armées et du public russe : de ce que nous en avons vu personnellement, Wagner disposait alors d’une aura de vainqueur qui contrastait avec l’impuissance supposée de l’armée régulière. Les déceptions, frustrations et les peurs issues de l’apparente incapacité du Kremlin à remporter la guerre en 2022 donnèrent au groupe mercenaire l’image de la seule organisation militaire compétente du camp russe. Prigozhin en avait très probablement conscience, et c’est pourquoi il s’employa à donner l’impression que le ministère de la Défense « corrompu » traitait avec iniquité les héros du jour (c’est-à-dire lui), par une sorte d’attitude mesquine du bureaucrate véreux qui sait que son temps est compté maintenant qu’un professionnel compétent s’est manifesté pour faire son travail. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre la « Marche pour la Justice » (nom donné par Prigozhin à sa marche sur Moscou), qui cherchait avant tout à se présenter comme une révolte d’hommes chevaleresques qui auraient été lésés par la corruption au sein de l’armée (notons d’ailleurs que Vladimir Poutine lui-même n’était pas officiellement visé par les plaintes de Prigozhin). Toutefois, en dehors de quelques unités politisées et radicales (comme Rusich, l’équivalent du bataillon Azov côté russe et qui manifesta son soutien aux mutins), cette espèce de putsch fit un flop au sein de l’armée, qui était alors trop occupée à réduire à néant l’offensive d’été ukrainienne. On connaît la suite.
Après que Prigozhin eût rencontré le destin (sans doute aidé par les services du Kremlin), l’utilisation de mercenaires diminua grandement jusqu’à cesser complètement, du moins si l’on en croit les nécrologies relevées par Mediazona. Les prisonniers furent encore employés quelques temps au sein des unités d’assaut repassées sous le contrôle de l’armée régulière (le projet fut surnommé « Storm Z » puis « Storm V »), mais ils furent eux aussi remplacés par des volontaires et des soldats de métier. Sans doute le nombre de prisonniers prêts à se lancer dans l’aventure avait-il fortement diminué, mais cela coïncide également avec l’effort de montée en puissance de l’appareil militaire russe : Moscou semblait préférer le recrutement de volontaires à ce genre de méthodes ad hoc reposant sur le charisme d’hommes dangereux. L’épopée de Wagner, pour rocambolesque qu’elle fut, n’eût finalement que l’importance d’un épisode.
[1] Cela étant, la production d’électricité ukrainienne avait diminué de près de 70% entre janvier 2022 et le milieu d’année 2024.
[2] Cela est d’autant plus étonnant que d’après les chiffres fournis par le général Syrsky, ces missiles compteraient alors, de très loin, parmi les vecteurs de frappe les plus redoutables de l’arsenal russe : seuls 0.63% d’entre eux auraient été interceptés par la défense anti-aérienne ukrainienne.
[3] De toute manière, l’immensité de la Russie était telle qu’aucun système fourni par les Occidentaux, dont la portée dépassait rarement les 500km, n’était en mesure de frapper réellement dans la profondeur stratégique du Kremlin : à ce niveau, il y avait une dissymétrie complète entre les deux belligérants.
[4] D’après https://200.zona.media/ , sur l’ensemble des années 2022 et 2023, 2000 mercenaires et 12 000 prisonniers furent tués en Ukraine.