L’offensive rebelle, une revanche pour les accords d’Astana ?
De nombreux commentateurs voient dans l’offensive une revanche de la Turquie pour la supposée violation d’accords passés avec la Russie.
Quelques mots sur ces accords.
Les accords dits d’Astana font en réalité référence à une série de discussions de haut niveau entre la Turquie, la Russie et l’Iran de 2017 à 2019 en vue de trouver un compromis acceptable pour mettre fin à la guerre en Syrie.
A cette époque, il paraît clair que le soutien russe à Bashar al-Assad lui permettra de se maintenir sur son trône et d’écraser militairement la rébellion, qui ne fait pas le poids face à l’aviation loyaliste. La Turquie est prête à l’accepter, mais à une condition.
En effet, près de 3.5 millions de réfugiés syriens vivent alors en Turquie, et près de 3 millions vivent dans les territoires encore tenus par les rebelles à la frontière.
Ankara sait très bien que Bashar al-Assad souhaiterait que ces populations, souvent pro-rebelles…
…ne reviennent jamais en Syrie, et il ne lui déplairait pas non plus qu’un maximum de rebelles encore actifs quittent le pays définitivement.
En clair, Assad veut transformer un maximum de pro-rebelles en réfugiés, ce que la Turquie ne peut pas supporter.
Accueillir les réfugiés sur son sol pèse alors très lourdement sur les infrastructures et les finances publiques d’Ankara et provoque de nombreuses tensions sociales.
La Turquie fait donc savoir à la Russie qu’il n’est pas question de laisser le régime faire ce qu’il veut.
De son côté, la Russie souhaiterait sécuriser définitivement le trône du clan Assad.
Elle souhaite donc l’élimination des derniers éléments radicaux de la rébellion, notamment HTS et Joulani, précisément pour éviter ce qu’il s’est justement passé.
Le deal est donc le suivant : les Russes acceptent que la Turquie maintienne une petite enclave rebelle dans le nord syrien pour lui éviter une nouvelle vague de réfugiés et même pour lui permettre d’en rapatrier quelques-uns.
En échange, la Turquie devra se débrouiller pour liquider les éléments les plus ouvertement djihadistes et tenir le reste des rebelles en laisse.
Une fois cela fait, quelques institutions du régime pourraient revenir en zone rebelle pour la réintégrer à long terme.
Il était notamment prévu de rouvrir à la circulation les grandes autoroutes de la province, pour reconnecter économiquement et politiquement les zones rebelles et les zones loyalistes.
On pouvait aussi imaginer un retour de l’administration.
En 2017 et 2018, l’armée syrienne a mené un certain nombre d’offensives pour affaiblir un maximum la rébellion.
Puis, en 2019, une alliance de rebelles soutenus par la Turquie s’est sauvagement battue avec HTS à Idlib, possiblement pour l’éliminer.
Seulement, HTS l’a emporté et est devenu la puissance hégémonique à Idlib.
C’était un énorme problème, car la Russie avait insisté sur le fait que le plan ne pouvait pas marcher si les rebelles radicaux gardaient leur puissance, car ils restaient une menace pour le régime.
Les Russes avaient d’ailleurs bien raison, parce que c’est exactement ce qu’il se passe en ce moment.
Ils ont donc cherché à liquider HTS au cours des années 2019 et 2020 en menant de grandes opérations à Idlib.
La Turquie finira par s’interposer pour éviter une vague de réfugiés : à l’époque, on n’est pas passés loin de la guerre ouverte et d’une invasion de la Turquie en territoire syrien.
Finalement, en 2020, une trêve a été convenue pour geler définitivement les lignes de fronts.
La Turquie s’est sentie flouée dans l’affaire : de son point de vue, elle n’avait certes pas respecté son engagement de détruire HTS, mais elle avait essayé en relativement bonne foi de monter les rebelles contre Joulani et avait échoué.
Dès lors, la position de HTS était trop forte dans la province d’Idlib : l’armée turque ne se voyait pas aller la nettoyer elle-même pour les beaux yeux des Russes, ce qui aurait provoqué des milliers de morts et des centaines de milliers de réfugiés supplémentaires.
Les Turcs ont donc mal vécu que la Russie ne se soit pas montrée plus compréhensive et lui ait imposé une reconquête militaire du régime.
Evidemment, du point de vue de Moscou, c’était bien la Turquie qui était en tort dans l’affaire.
Il n’est donc pas impossible (mais pas certain non plus : HTS a ses propres objectifs) que les Turcs aient soutenu tacitement l’offensive rebelle pour renégocier ces accords en position de force et pour se tailler une arrière-cour où rapatrier les réfugiés.
De notre point de vue, il s’agit d’un cas assez classique d’accords diplomatiques réalisés en relative bonne foi, mais dont les signataires possèdent des priorités et des intérêts divergents qui les empêchent de s’accorder exactement sur sa mise en place.
Nous avons vu des commentateurs dire que tel ou tel pays a violé les accords Astana.
Pour notre part, nous pensons que les deux s’estiment dans leur bon droit et ne pensent pas être à l’origine d’une tromperie. Il en va souvent ainsi en relations internationales…
Julien Lazzarotto