La nuit du 3 au 4 juin 1989, Place Tiananmen, Pékin ; les chars chinois répriment dans le sang le mouvement en faveur de la démocratie. Un homme seul, tenant un sac plastique dans chaque main, se dresse devant une colonne de blindé. Cet événement de par sa tragique fin est devenu l’un des moments les plus emblématiques de la lutte pour la liberté dans l’histoire récente, éclipsant ainsi les soulèvements similaires dans la région. Souvent méconnu des Occidentaux, le soulèvement de Gwangju a marqué au fer rouge l’histoire de la Corée, tout comme la Révolution française a laissé une empreinte indélébile en France.
Une révolte pour la démocratie
Célébrant son 44e anniversaire, cette révolte populaire, étudiante et syndicale a rendu possible la démocratie à la fin des années 80, dans un pays pourtant considéré comme dépourvu d’espoir économique et démocratique. En effet, la Corée a souffert de l’un des pires cas d’atrocités et d’exploitation de la part de son ancien colonisateur, le Japon, suivi d’une division et d’une guerre entre le Nord et le Sud, puis d’une autre dictature militaire impitoyable exercée par un ancien officier militaire de la colonisation. Ainsi, « Expecting democracy in Korea is like expecting a rose blooming in a trash can »(2). Contre toute attente, à partir de 1987, la Corée a entamé un processus de démocratisation jusqu’à dépasser le Japon et les États-Unis en 2019 (3).
La transition démocratique en Corée du Sud n’a pas été obtenue sans sacrifices ; elle résulte de mouvements et de soulèvements sanglants pour l’indépendance, la démocratie et la justice. Le point culminant de ces protestations politiques fut le soulèvement de Gwangju du 18 mai 1980, initié par les étudiants de l’université nationale de Chonnam.
La fin de la dictature militaire
Tout commence le 29 octobre 1979, le jour de l’assassinat du président Park Chung Hee. Chef d’État de 1962 jusqu’à sa mort, il avait instauré un régime autoritaire et répressif à la suite de son coup d’État en 1961. En réaction à sa mort, la loi martiale fut instaurée, entraînant la fermeture des universités, l’interdiction des activités politiques et une censure de la presse. Son successeur et premier ministre, Choi Kyu Ha, ne resta au pouvoir que quelques mois avant d’être renversé le 12 décembre par le général Chun Doo Hwan, qui avait su éviter les purges récurrentes du régime. Sa prise de pouvoir déclencha des protestations dans tout le pays et début mai 1980, les mouvements démocratiques déjà présents dans les universités commencèrent à s’intensifier. Ils se révoltaient en particulier contre la loi martiale, ce qui aboutit le 15 mai à une protestation de plus de 100 000 personnes à la gare de Séoul. En réaction, Chun Doo Hwan renforça la loi martiale le 17 mai et décréta « l’état d’urgence national ». Il envoya donc des troupes militaires dans toute la Corée, en particulier dans le Jeolla du Sud, dont la capitale, Gwangju, était devenue un foyer de l’opposition.
Le 18 mai au matin, plus de 2 000 étudiants se rassemblèrent devant l’université nationale de Chonnam à Gwangju. Empêchés d’entrer dans l’établissement par les troupes, les étudiants entamèrent un sit-in, scandant des slogans hostiles au régime. Les soldats finirent par intervenir à coups de matraques et de baïonnettes. Les étudiants évacuèrent ainsi les lieux, mais reprirent leur manifestation dans le centre-ville l’après-midi, où les troupes gouvernementales intervinrent à nouveau violemment. Le lendemain, de nouvelles protestations eurent lieu, et une fois de plus, la répression fut brutale. Cette fois, des citoyens de Gwangju de tout âge s’étaient joints aux étudiants, les participants comme les passants furent donc matraqués. En conséquence, la colère des habitants grandit et le nombre de contestataires atteignit 10 000 le 20 mai. L’escalade fut rapide : les forces de l’ordre barrèrent les artères principales de la ville pour contenir la révolte et commencèrent à tirer sur les civils, faisant plus d’une cinquantaine de morts. En réaction, les civils s’emparèrent d’armes pour repousser les forces de l’ordre et prirent le contrôle du quartier général provincial. Une commune fut ainsi instituée et soumit une liste de six demandes au gouvernement, incluant la libération de tous ceux emprisonnés durant les événements et une amnistie pour les autres, en échange de la reddition des armes. Les négociations durèrent cinq jours, pendant lesquels la ville retrouva une activité normale sous la supervision des nouvelles autorités. Alors que les discussions étaient sur le point d’aboutir, des dissensions au sein du comité de la ville empêchèrent l’accord potentiel. Décidant qu’il était temps d’en finir, l’armée utilisa les chars de combat le soir du 26 mai. Le 27 mai, l’armée envahit Gwangju et, après une courte lutte, reprit le bâtiment préfectoral, mettant ainsi fin à la révolte (4).
Un lourd bilan sans changement majeur
En définitive, il y aurait eu 165 morts, 75 disparus et 3 515 blessés du côté des manifestants, pour 41 morts et 253 blessés du côté des forces de l’ordre. Cependant, selon les associations de défense des droits de l’homme, le nombre de victimes pourrait en réalité s’élever à des milliers (5). On attendra des années avant de connaître la vérité sur cette décade sanglante. On a longtemps tenu le « 18 mai » de Gwangju pour un trouble de l’ordre public organisé sur instructions de la Corée du Nord. Ainsi, au lieu d’une démocratie, une nouvelle troupe putschiste prit le pouvoir, et les Sud-Coréens durent subir une fois encore un régime autoritaire.
Bien que le soulèvement du Gwangju se soit soldé par un échec, il a été d’une importance vitale pour l’établissement réussi de la démocratie et de la société civile en Corée du Sud. Ironiquement, malgré son caractère inorganisé et réactionnaire, cette révolte est celle qui a eu le plus d’impact. En effet, les massacres qui ont eu lieu ont galvanisé les opposants au régime, renforçant leur détermination à lutter pour la démocratie. Pour cela, ils ont tiré des leçons des mouvements démocratiques antérieurs, évaluant leurs forces et leurs faiblesses ainsi que les obstacles à leur succès. Après le soulèvement de Gwangju, les notions de nation, de démocratie et de « minjung » (6) sont donc devenues des concepts clés, engendrant un sentiment de résistance commune. On constate donc un paradoxe : bien que le soulèvement de Gwangju ait initialement échoué, il a finalement renforcé le mouvement pro-démocratique, contribuant à façonner la société d’une manière légitime et nécessaire, et ouvrant la voie au soulèvement démocratique de juin 1987.
La fin des années 1980, l’avènement de la démocratie Sud-Coréenne
En 1987, à la suite d’une nouvelle vague d’agitation sociale et politique massive, le gouvernement sud-coréen a finalement atteint un point de rupture, le régime militaire autoritaire, incapable de se maintenir face aux protestations continues, a cédé la place à une démocratie parlementaire avec l’avènement de la Sixième République en décembre 1987. Par la suite, Roh Tae-woo, du Parti de la justice démocratique, est élu président. Pendant son mandat, le régime politique coréen a subi une réorganisation de masse comprenant des mesures de libéralisation importantes, telles que la liberté de la presse et l’autonomie politique locale. Les protestations politiques et l’oppression sont également devenues tolérées, et beaucoup ont profité de l’occasion pour demander de meilleures politiques concernant l’économie et le travail (7).
Fin 1992, un civil, Kim Yong-Sam, est élu président. Certes, son gouvernement n’œuvre guère pour davantage de démocratie, mais il a aboli le Hanahoeb (8) et introduit des mesures visant à dépolitiser les chefs militaires, assurant ainsi la neutralité politique des services de renseignement et de l’armée.
En 1997, l’élection de Kim Dae-Jung à la présidence enlève le pouvoir aux conservateurs promilitaires. De plus, le personnel politique se renouvelle, avec l’arrivée de la « génération 386 », génération des étudiants qui avaient combattu la dictature dans les années 1980.
Fin 2002, l’élection de Roh Moo-Hyun, un progressiste, avocat des droits de l’homme, sans liens avec les milieux des affaires ou le monde universitaire et sans ancrage régional marqué, illustre parfaitement la rupture de la Corée avec son passé autoritaire (9).
Bien que le soulèvement de Gwangju ait duré uniquement neuf jours, il a eu une grande résonance dans la société sud-coréenne, marquant le début de la fin de la dictature. En ouvrant la voie à des réformes significatives et à l’émergence d’une société civile robuste, il a posé les premiers jalons de l’actuelle démocratie. C’est pourquoi, l’administration sud-coréenne actuelle est dans l’alignement de cette révolte, mais aussi du mouvement démocratique de juin 1987, du « gouvernement du peuple » de l’ancien président Kim Dae-jung et du « gouvernement participationniste » du président Roh Moo-hyun. L’esprit de Gwangju reste donc omniprésent puisque ces idéaux continuent de façonner la politique et la société sud-coréenne. A noter, que l’ancien président Moon Jae-In, du parti démocrate, affirmait que son gouvernement « reconstituerait la démocratie sur le territoire de la Corée selon l’esprit du soulèvement de Gwangju […] pour que la fleur de la démocratie puisse s’épanouir » (10).
Nina Sag – Atum Mundi
1 Expression employée par Stéphane Lagarde Lagarde Stéphane, « Corée du Sud : 40 ans après Gwangju, le « Tiananmen coréen » continue de diviser », Asialyst, 2020. https://asialyst.com/fr/2020/05/22/coree-du-sud-40-ans-apres-gwangju-tiananmen-coreen-continue-diviser/
2 Gyonggu Shin, Korea’s Democratization with Focus on the May 18 Uprising, 2019.
3 « Democracy Index 2019, A year of democratic setbacks and popular protest », The Economist Intelligence Unit, 2019. https://www.in.gr/wp-content/uploads/2020/01/Democracy-Index-2019.pdf
4 Maison du cinéma asiatique, « La Route vers la Démocratie – Partie II : Le Massacre de Gwangju », Youtube, 2022. https://www.youtube.com/watch?v=94Hb27vl_1g
5 « Il y a 40 ans… le soulèvement de Gwangju », Bonjour Corée, 2020.
6 Le terme « Minjung » fait référence aux masses populaires notamment aux personnes ordinaires ou aux citoyens marginalisés par la société en raison de leur statut socio-économique, de leur origine ethnique, de leur sexe, de leur orientation sexuelle.
7 Laken Kim, The Growth of Democracy in South Korea: A Political Analysis of the Gwangju Uprising &1980s Democracy Movement, 2021.
8 Le Hanahoe était un groupe privé non officiel et une société secrète d’officiers militaires en Corée du Sud dirigé par Chun Doo-hwan,
9 Rivé-Lasan Marie-Orange, « La démocratie sud-coréenne : absence de logiques dynastiques ? », Critique internationale, 2006/4 (no 33), p. 165-179. https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2006-4-page-165.htm
10 « Moon : « Nous allons reconstituer la démocratie en Corée par l’esprit du Soulèvement de Gwangju » », Korea.net, 2017. https://french.korea.net/NewsFocus/Society/view?articleId=146289