Au Soudan, une guerre passée sous silence
10.2 millions de réfugiés dont 2.2 millions externes, entre 20 et 150 000 morts, une guerre passée sous silence. Au Soudan, deux armées s’affrontent depuis un an et demi dans une guerre sanglante, quelques Etats étrangers y participent indirectement, Ukraine, Russie, Emirats-Arabes Unis…
Histoire Rapide de la guerre civile
La guerre civile soudanaise oppose deux camps. L’armée soudanaise (SAF), qui dirigeait le pays depuis le coup d’État de 2019 contre le dictateur El Bachir et les Forces de soutien rapide (RSF), ancien allié de cette armée soudanaise.
L’armée soudanaise s’est retrouvée face au piège de Thucydide : les RSF (de Rapid Support Forces en anglais) étaient devenus plus puissants, plus nombreux et plus mobiles que l’armée. Cette force paramilitaire totalisait avant le début de la guerre près de 100 000 hommes, soit presque autant que le nombre de soldats dans l’armée régulière. Cette force était déployée dans des bases partout au Soudan, avec un rôle de maintien de l’ordre et de contre-insurrection. Elle avait par exemple été utilisée en 2021 à Khartoum pour mater la révolte populaire qui s’opposait à la fin du gouvernement civil mis en place après le coup d’État de 2019. Le général Al Burhan a donc voulu les intégrer sous son commandement pour en garder le contrôle.
L’histoire des RSF remonte aux milices Janjawid du Darfour, cette grande région de l’ouest du Soudan. Ce sont des milices arabes, issues de nombreuses tribus de la région, qui s’opposaient historiquement aux non-arabes du Darfour. Ces milices arabes ont été formées et armées par l’armée régulière pour combattre les rébellions non arabes du Darfour (Massalits, Zaghawas, Fur…) Leurs méthodes sanglantes et génocidaires leur ont donné une mauvaise réputation, notamment parce qu’elles sont les principales responsables du génocide du Darfour en 2003 (près de 300 000 morts).
La bataille de Khartoum
Lors du début de la guerre civile en avril 2023, les RSF du général Dagalo (surnommé Hemedti) pensaient s’emparer rapidement des lieux de pouvoirs de la capitale Khartoum. Mais l’armée a résisté et tient toujours ses principales bases autour de Khartoum. Ainsi, si la majorité de Khartoum et Bahri sont sous le contrôle des RSF, le palais présidentiel, le corps blindé, l’hôpital militaire central, le siège du commandement militaire général et d’autres bases sont encore sous le contrôle de l’armée, encerclée. Les SAF ont même repris du terrain dans la troisième ville sœur, la plus peuplée du Soudan, Omdourman.
La situation dans la capitale reste critique, les RSF ont largement l’avantage et menacent de pousser vers le nord, Shendi, voire Port Soudan, nouvelle capitale de facto du Soudan. Mais dans la capitale même, la situation reste équilibrée depuis plus de six mois.
L'offensive du Darfour
Nous pouvons retenir 3 épisodes de la guerre :
- Offensive du Darfour (fin d’année 2023-mai 2024)
- Blitzkrieg sur Wad Madani (février 2024)
- Blitzkrieg sur Singa (juin 2024)
Échouant à contrôler l’entièreté de la capitale, les forces de soutien rapide ont lancé une vaste offensive entre Nyala, 3ᵉ ville du Soudan et El Fao, en passant par El Geneina (où 800 personnes ont été massacrées). Les RSF contrôlent désormais l’ensemble des 5 régions du Darfour, à l’exception de la ville d’El Fasher, encerclée, affamée, bombardée depuis des mois par les RSF. L’armée et ses alliés locaux résistent, mais perdent du terrain.
Quelques vidéos de ces derniers jours attestent des violents combats pour la ville depuis plusieurs mois. La 6ème division d’infanterie, dernière défense du Darfour résiste avec les membres du Mouvement Populaire de Libération du Soudan – branche Minawi (une faction autrefois neutre) qui a pris les armes pour défendre son peuple.
Il reste encore quelques garnisons qui résistent, à El Fasher, à Babanusa, à En Nahud et El Obeid, sous un encerclement complet. D’autres jouissent du soutien de la faction du SPLM-N d’Al Hilu à Kadugli, Talodi, Dilling au cœur de la région du Kordofan. Globalement, le Darfour et le Kordofan de l’ouest sont perdus par l’armée dont le nombre de bastions diminue, il reste les bases des 22ème, 6ème, 5ème et 14ème divisions d’infanteries.
L'offensive de Wad Medani/Singa
La ville de Wad Medani, 211 000 habitants en temps normal, abritait des centaines de milliers de réfugiés de Khartoum. Par surprise, en décembre 2023, les RSF se sont emparés de celle-ci. Cette perte est une défaite majeure pour l’armée soudanaise qui perd par ailleurs les terres les plus fertiles du Soudan.
Dans la région du Sennar, au sud de la capitale Khartoum, entre les Nils bleu et blanc, les RSF avaient contourné Sennar fin juin avant de prendre Singa et d’avancer jusqu’à la frontière du Soudan du Sud. Ce fut encore un revers majeur pour l’armée soudanaise. Cette fois-ci, l’armée soudanaise se voit en très grande difficulté. La ville d’El Damazin, au sud du Soudan, pourrait être menacée, tandis que la présence des RSF s’étend jusqu’à la frontière Ethiopienne. Alors que la ville de Sennar, un bastion défensif important, se trouve dans une situation de semi-encerclement depuis des mois, les RSF pourraient progresser vers Kassala et El Qedarif à l’est du pays.
Le général Al Burhan, président de facto et chef des SAF s’est rendu il y a quelques jours à Djouba au Soudan du Sud pour chercher le soutien de son voisin. En effet, il souhaite pouvoir ravitailler le Kordofan et la ville de Kosti qui sont désormais coupés du reste du Soudan.
Une situation humanitaire catastrophique
Grâce aux données de l’UNHCR, il est possible de trouver le nombre de déplacés internes et externes de cette guerre. Pour le nombre de victimes, les estimations sont très larges, entre 20 000 et 150 000 morts. Le bilan pourrait être très élevé en raison des famines à répétitions.
Les déplacés internes du Soudan sont plus de 8 millions. En tout, sur les 40 millions de Soudanais, plus de 25 millions auraient besoin d’une aide humanitaire d’urgence, alors même que 80% des hôpitaux ne fonctionnent pas dans le pays. Sur les 2,2 millions de réfugiés à l’étranger, 500 000 se sont déversés sur l’Égypte, mais surtout 643 000 sur le Tchad qui a été submergé. Dans le cas du Tchad, les civils fuyaient principalement la région du Darfour et les massacres qui s’y sont déroulés. Presque tous sont passés par le poste frontière d’Adré, où des soldats français ont été postés en renforts pour stabiliser la situation. Au Soudan du Sud, on compte même 792 000 réfugiés, dont un certain nombre sont des « returners », des Sud-Soudanais réfugiés au Soudan depuis des années qui ont été chassés par la guerre.
Les deux camps ont leurs torts et provoquent des pertes civiles. L’armée est notamment responsable de meurtrières frappes aériennes. Mais du côté des RSF, on parle de massacres de milliers de civils, de torture, de viols, de pillages… Dans les territoires qu’ils contrôlent, les RSF peinent à faire revenir une administration civile. La situation humanitaire et politique est catastrophique, les différentes tribus sont montées les unes contre les autres.
Les soutiens étrangers des béligérants
Les RSF sont soutenus par la Russie et le groupe Wagner présent au Soudan depuis plusieurs années (exploitation des mines d’or). Mais le principal allié des RSF sont les Emirats Arabes Unis, qui utilisent le Tchad pour faire passer des armes et de l’argent aux RSF. Si l’effort de guerre des Forces de soutien rapide est aussi imposant, c’est parce qu’ils sont largement armés et soutenus par les Émirats. Des systèmes de défense aérienne russes Pantsir ont été aperçus, tout comme des drones.
Une analyse du New York Times montre comment les Émirats aident les RSF dans leur guerre, ce qui fait d’eux les complices des massacres du Soudan. Il y a aussi un soutien moins important de la part du Tchad et de la République centrafricaine qui servent surtout de plateformes de transfert d’armes aux RSF.
En face, plusieurs pays soutiennent les SAF. Le principal soutien matériel est l’Iran, même si la Turquie aide aussi les SAF avec des drones d’attaques. Et puis il y a l’Ukraine, présente depuis le début de la guerre avec quelques forces spéciales du GUR (qui étaient +/- déjà au Soudan avant). L’Ukraine est devenue un allié improbable, mais utile (drones, snipers…) contre les RSF et Wagner. Les SAF bénéficient d’un léger soutien politique de la part de l’Arabie Saoudite et de l’Égypte, au même titre que l’Éthiopie soutient plutôt les RSF. Égypte et Éthiopie restent prudentes pour ne pas perdre un éventuel allié soudanais dans leur future confrontation militaire/politique autour du Nil qui traverse le Soudan.
Clément Molin