L’industrie de l’armement occidentale et ses manquements en Ukraine
Au début de la guerre, beaucoup envisageaient une montée en puissance de l’industrie de l’armement occidentale. Ces espoirs semblent avoir été largement déçus. Quelques réflexions sur le pourquoi du comment.
Le cœur du problème vient du fait que les gens sous-estiment complètement la complexité des systèmes logistiques. Vous êtes-vous déjà interrogés sur la manière précise dont l’eau était transportée jusqu’à votre robinet ? Vous seriez sans doute surpris.
En réalité, produire n’importe quel type de matériel militaire, cela ne revient pas « juste » à ouvrir une usine. Pour faire monter en puissance votre artillerie, il va vous falloir manufacturer des obus, ce qui demande au minimum des compétences avancées en métallurgie…
…mais aussi en chimie et en balistique. Il va également falloir produire beaucoup plus de canons d’artillerie (il faut régulièrement changer ces derniers, car ils s’usent très vite en général). Et encore s’agit-il là d’objets assez simples (quoique).
Dans le cas d’un char ou d’un véhicule blindé par exemple, le nombre d’éléments en interaction auquel il faut faire attention est assez vertigineux. Rajoutez tout ce qui est électronique, conception de moteur, bref : il s’agit presque d’un travail d’horlogerie.
Par exemple, la Yougoslavie dut fournir des efforts très conséquents pour fabriquer ses propres chars (600 M-84), et encore s’agissait-il de copies d’équipements soviétiques. Des dizaines d’usines et de compagnies industrielles furent mobilisées dans tout le pays. Et encore ne pose-t-on même pas ici la question des matières premières. Il faut souvent les acheter sur les marchés internationaux, lesquels ne sont pas toujours très flexibles et font souvent l’objet de contrats à long terme (10, 15, 20 ans).
Augmenter la production d’obus, ce n’est donc pas « juste » ouvrir une usine. C’est la création permanente de filières de formation d’ouvriers qualifiés, d’ingénieurs, de chimistes (donc l’ouverture de nouvelles usines), bref : des efforts et une planification à long terme.
Il en résulte que très peu de pays sont capables d’avoir un complexe militaro-industriel complet (aviation/missiles/systèmes de brouillage/véhicules militaires etc). Leur système éducatif et leur tissu industriel ne sont pas assez solides pour le maintenir.
Toutefois, il existe un autre problème de la production militaire : en tant de paix, celle-ci est stérile. Pas seulement parce que l’on ne l’utilise pas, mais surtout parce que ce matériel a finalement une durée de vie assez courte.
Pour mentionner le char américain Abrams, sachez qu’on considère généralement qu’il est nécessaire de nettoyer intégralement le filtre du moteur toutes les 12 heures quand on les utilise, sans quoi ce dernier s’endommagera de manière catastrophique.
Certes, les conditions de stockage et les conditions de l’utilisation sur le terrain ne sont pas les mêmes. Il n’empêche que vous comprendrez sans doute qu’un char est en réalité bien souvent un travail d’horlogerie. Enlevez un rouage et plus rien ne fonctionne.
C’est moins vrai pour certains chars délibérément très rustiques comme les chars soviétiques, mais on imagine que tous les gadgets technologiques occidentaux en font des cauchemars à entretenir. On ne peut pas juste les laisser moisir dans un garage jusqu’à en avoir besoin.
C’est encore pire pour les munitions d’artillerie, où la date de péremption dépend des composants chimiques. Or, les entretenir va demander une myriade de personnel bien formé, augmentant les dépenses de manière exponentielle.
Dans la mesure où le marché de l’armement international est largement saturé, vous ne pourrez pas écouler toute votre production. Il faudra accepter qu’une part importante sera « perdue », ou du moins inutilisable sans révision complète, sauf à l’entretenir coûteusement.
L’augmentation de la production ou de la maintenance va donc souvent de pair avec une augmentation significative de la taille de l’armée, compatibles avec une hausse relative des dépenses au sein d’une force armée.
Les pays occidentaux sont des pays assez vieillissants et (très) endettés, où la carrière militaire n’est franchement pas auréolée de prestige social. On ne parlerait pas d’augmenter le budget de x%, mais plutôt de xxxx%.
Peut-on s’attendre, dans des pays où on parle quand même constamment de problèmes budgétaires (et où il n’y a plus d’industrie), à soutenir perpétuellement un effort aussi lourd sans jamais s’arrêter ? Un réel réarmement militaire implique…
… de mener toute une réorganisation de socio-économique pour conserver des compétences qui sont sans doute fort utiles à très long terme, mais se traduisant année après année par un « gâchis » très visible de la production.
C’est un choix qui peut se défendre, si on a un projet de société et une vision pour l’avenir, une réponse claire et acceptée socialement à l’interrogation : « pourquoi ? ».
Mais les pays d’Europe de l’Ouest ont-ils réellement une vision bien définie ?
Tout ceci explique, au fond, les réticences des industriels de l’armement occidentaux. Il semble clair qu’ils ne croient pas que la guerre ukrainienne durera suffisamment longtemps pour rentabiliser leurs investissements, ni que les commandes publiques…
…seront à la hauteur : les pays occidentaux, et plus spécifiquement leurs sociétés, ne semblent absolument pas prêts, ni économiquement, ni socialement, ni mentalement, à entamer un réel processus de réarmement à grande échelle.
Clément Molin