Au Salvador, la méthode Bukele
Nayib Bukele, président du Salvador depuis 2019, est devenu une figure centrale et controversée de la politique latino-américaine. Salué par certains comme un réformateur audacieux, mais critiqué par d’autres pour ses méthodes jugées autoritaires, Bukele a bouleversé l’ordre politique du pays. Avec des mesures fortes, allant de sa guerre sans relâche contre les gangs à l’adoption du Bitcoin comme monnaie légale, il ne laisse personne indifférent.
En février 2024, Bukele a solidifié son leadership en remportant l’élection présidentielle avec 85 % des voix. Ce scrutin, rendu possible par une décision controversée de la Cour constitutionnelle, a suscité de vifs débats, car la Constitution salvadorienne interdit normalement la réélection immédiate. Cette victoire électorale relance les interrogations : Bukele incarne-t-il un renouveau politique pour un Salvador pacifié, ou une dérive autoritaire menaçant ses institutions démocratiques ?
Article de Louis Delavelle (https://www.linkedin.com/in/louis-delavelle-836174269/–https://x.com/LouisDelav32054)
Le succès indéniable de la politique sécuritaire
La pièce maîtresse du mandat de Nayib Bukele reste sans conteste sa guerre déclarée aux gangs qui gangrènent le Salvador depuis des décennies. Avant son arrivée au pouvoir, le Salvador était l’un des pays les plus dangereux au monde, avec des taux de meurtres comparables à ceux de zones de guerre. En 2015, le pays avait un taux d’homicides stupéfiant de 103 pour 100 000 habitants, avec près de 6 650 meurtres cette année-là. Avec une moyenne effrayante de 18 assassinats par jour, cette violence était essentiellement alimentée par les luttes sanglantes entre les gangs Mara Salvatrucha (MS-13) et Barrio 18, deux factions qui comptent environ 60 000 membres actifs au Salvador.
Mais leur influence ne s’arrêtait pas là. Ces gangs avaient pris le contrôle de quartiers entiers, imposant des « taxes » aux commerçants, entreprises, et même aux transporteurs, menaçant de représailles violentes tout refus de payer. Ce climat de terreur a paralysé l’économie locale, dissuadant les investissements et rendant la vie quotidienne des citoyens infernal. La corruption généralisée au sein de la police et la peur des représailles faisaient de toute tentative de dénonciation un pari dangereux, forçant une grande partie de la population à accepter cette domination criminelle comme une réalité incontournable.
Lorsque Bukele est arrivé au pouvoir, il a fait de cette guerre contre les gangs sa priorité absolue. Rapidement, son gouvernement a lancé des opérations de grande envergure, avec des arrestations massives de membres de gangs. Si la baisse des homicides avait déjà commencé en 2016, c’est la politique de la « main de fer » de Bukele, culminant avec l’instauration d’un état d’urgence en 2022, qui a véritablement accéléré cette dynamique.
En 2021, le taux d’homicides s’établissait à 18 pour 100 000 habitants, mais il a chuté de manière spectaculaire à 7,8 pour 100 000 en 2022, avant d’atteindre un record historique de 2,4 pour 100 000 en 2023, faisant de cette année la moins meurtrière depuis la fin de la guerre civile en 1992. Cette chute vertigineuse des homicides a propulsé le Salvador parmi les pays les moins violents d’Amérique latine, un résultat presque inespéré au vu de son passé récent. Ce redressement spectaculaire est perçu par beaucoup comme un véritable tournant pour la sécurité du pays, transformant le Salvador en un modèle à suivre dans une région longtemps marquée par la violence.
L’autoritarisme derrière la façade
Depuis l’instauration de l’état d’exception en 2022, Nayib Bukele a considérablement renforcé les effectifs de la police et de l’armée. Jusqu’à 40 000 soldats ont été déployés dans le cadre de vastes opérations sécuritaires visant à maintenir la pression sur les gangs et à reprendre le contrôle des zones sensibles, autrefois sous l’emprise des gangs. Des checkpoints militaires ont été installés dans plusieurs quartiers, et des patrouilles constantes ont été mises en place pour sécuriser ces zones.
Ce renforcement de l’appareil sécuritaire, bien qu’il ait contribué à une baisse drastique des homicides, s’accompagne de dérives inquiétantes. En effet, en multipliant les arrestations arbitraires et en suspendant les garanties légales, Bukele a permis aux forces de l’ordre d’opérer avec peu de supervision judiciaire. Des milliers de personnes ont été arrêtées sans mandat ou preuve formelle, souvent sur des critères basés sur leur apparence ou leur lieu de résidence, et sans possibilité de défense juridique équitable. Bukele a justifié ces pratiques en déclarant que, dans le cadre de la « guerre contre les gangs », il était nécessaire de suspendre certains droits individuels.
Les chiffres autour des détentions arbitraires et des décès en prison au Salvador sous l’état d’exception sont particulièrement inquiétants. Selon des rapports d’ONGs comme Amnesty International, environ 1,7 % de la population adulte a été incarcérée depuis le début des arrestations massives, avec plus de 70 000 personnes emprisonnées. Parmi elles, un nombre significatif aurait été emprisonné à tort. Certaines sources estiment que jusqu’à 6 000 personnes pourraient être détenues injustement. De plus, au moins 153 décès en détention ont été documentés depuis 2022, attribués à la surpopulation, aux mauvais traitements et aux conditions inhumaines dans les prisons. Ces chiffres, associés aux rapports de torture et aux abus, illustrent clairement les dérives de cette politique sécuritaire.
Ces dérives soulèvent des questions cruciales sur la frontière entre sécurité publique et violation des droits fondamentaux, un problème qui dépasse largement le Salvador. Dans d’autres pays ayant militarisé la sécurité, comme les Philippines sous Rodrigo Duterte, sa « guerre contre la drogue » a entraîné des abus systématiques, avec environ 6 000 morts. Cela illustre clairement les dangers d’un recours excessif aux forces armées pour contrôler la population civile, où les dérives autoritaires peuvent rapidement éclipser les objectifs de sécurité publique. En renforçant ainsi la présence militaire dans la vie quotidienne, Bukele offre une réponse à court terme à la violence, mais le coût en termes de droits humains pourrait laisser des séquelles durables sur la société salvadorienne.
Concentration du pouvoir et contrôle des institutions
Après avoir pris des mesures sécuritaires draconiennes, Nayib Bukele s’est également attelé à renforcer son contrôle sur les institutions démocratiques du Salvador. En 2021, l’Assemblée législative, dominée par son parti Nuevas Ideas, a destitué cinq juges de la Cour constitutionnelle ainsi que le procureur général, des figures critiques de son administration. Cette décision, qualifiée de « coup d’État technique » par ses opposants, a permis à Bukele de nommer des alliés à des postes stratégiques, réduisant ainsi les contre-pouvoirs nécessaires à une démocratie fonctionnelle.
Ces juges avaient, à plusieurs reprises, bloqué certaines initiatives présidentielles, notamment concernant la gestion de la pandémie et les réformes constitutionnelles. Ce renversement judiciaire s’est inscrit dans une atmosphère tendue, où Bukele a publiquement déclaré que les magistrats qui « favorisent les criminels » seraient surveillés, une menace perçue comme une forme d’intimidation pour empêcher toute opposition judiciaire aux actions de l’exécutif. Le procureur général Raúl Melara, destitué dans le même mouvement, était en train d’enquêter sur des affaires de corruption touchant des membres du gouvernement.
La nomination de magistrats favorables à Bukele a déclenché une vague de critiques internationales, en particulier lorsque la nouvelle Cour constitutionnelle a autorisé en 2021 la réélection immédiate du président, une manœuvre interdite par la Constitution salvadorienne. Cette concentration du pouvoir, jugée par beaucoup comme une menace pour la démocratie, a été dénoncée par des organisations telles que l’ONU et la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Elles soulignent l’érosion progressive de l’indépendance judiciaire et le contrôle croissant de l’exécutif, consolidant ainsi la domination de Bukele sur l’ensemble des institutions.
Sauveur local mais bourreau international
Malgré les nombreuses inquiétudes soulevées à l’échelle internationale, Nayib Bukele reste extrêmement populaire au Salvador, avec des taux d’approbation oscillant entre 85 % et 90 %, selon les enquêtes récentes. Pour une majorité de Salvadoriens, lassés par des décennies de violence et de corruption, il incarne un leader capable de restaurer l’ordre et la sécurité. Sa gestion musclée du pays, bien que critiquée, a apporté une paix sociale relative, et son habileté à maîtriser les réseaux sociaux contribue à forger son image de dirigeant moderne et proche de son peuple.
Ce charisme digital s’illustre notamment à travers l’évolution de sa biographie X (anciennement Twitter), qui reflète à la fois son sens de l’humour et son positionnement politique. Autrefois décrite de manière provocante comme « Dictateur du Salvador », puis modifiée en « Dictateur le plus cool du monde », sa biographie Twitter actuelle le décrit désormais comme le « Roi philosophe ». Ces changements ironiques témoignent de sa manière de répondre à ses critiques internationales tout en cultivant une image décomplexée et accessible, ce qui contribue à renforcer sa popularité auprès de ses partisans.
Toutefois, cette popularité nationale masque certaines oppositions croissantes à ses politiques, notamment en matière monétaire. En 2021, Bukele a pris une décision audacieuse en faisant du Bitcoin une monnaie légale au Salvador, un pari mondialement observé. Cette initiative a provoqué des manifestations massives à travers le pays, une grande partie de la population redoutant la volatilité de cette monnaie numérique. Beaucoup se sont également inquiétés du manque de transparence dans la gestion des fonds publics et des répercussions économiques, particulièrement dans un pays où une grande partie de la population n’a pas accès aux technologies nécessaires pour utiliser cette monnaie.
Malgré les critiques, cette réforme a permis au Salvador d’attirer de nouveaux investissements étrangers, positionnant le pays comme une destination crypto-friendly. L’État, en adoptant une stratégie d’achats progressifs de Bitcoin, a aussi accumulé une plus-value de 31 millions de dollars en 2023, grâce à la remontée des cours après la chute de 2022. Cependant, l’utilisation du Bitcoin reste marginale au sein de la population : seules 14 % des entreprises et une faible part des citoyens l’utilisent réellement pour des transactions quotidiennes. Enfin, sur la scène internationale, Bukele divise. Il bénéficie du soutien de plusieurs dirigeants latino-américains, comme Xiomara Castro au Honduras et Zury Ríos au Guatemala, qui voient en lui un modèle à suivre pour la lutte contre la violence dans leurs pays respectifs.
À l’inverse, des puissances comme les États-Unis et des organisations internationales de défense des droits humains, telles que l’ONU et divers organismes régionaux, expriment de vives inquiétudes quant aux dérives autoritaires de son gouvernement. Le Salvador se trouve désormais à un tournant. Le pays semble avoir retrouvé une stabilité certaine, notamment grâce à la réduction de la violence. Cependant, cette stabilité repose sur des politiques musclées qui suscitent de vives préoccupations quant au respect des libertés fondamentales. En renforçant son pouvoir, Bukele a transformé le pays, mais beaucoup craignent que cette consolidation ne conduise à un autoritarisme institutionnalisé, plaçant ainsi le Salvador à la croisée des chemins entre un avenir plus sûr et le risque de voir ses institutions démocratiques s’éroder.
Article de Louis Delavelle (https://www.linkedin.com/in/louis-delavelle-836174269/–https://x.com/LouisDelav32054)