Le génocide des Rohingya au Myanmar représente une crise humanitaire d’une ampleur tragique, profondément enracinée dans des décennies de discrimination ethnique et religieuse. La communauté Rohingya, un groupe musulman minoritaire vivant principalement dans l’État de Rakhine (anciennement Arakan), a été systématiquement persécutée par l’État birman et une partie de la population majoritairement bouddhiste. Le rôle des ultranationalistes bouddhistes, tels que le moine Ashin Wirathu, et des politiques répressives menées par l’armée birmane, ont contribué à aggraver cette crise. Cet article examine les origines de la discrimination, les événements marquants du conflit, et les réactions internationales face à ce génocide.
Une discrimination historique dans un contexte multiethnique
Le Myanmar, pays d’Asie du Sud-Est, est un véritable carrefour ethnique avec plus de 135 groupes reconnus officiellement. Cette mosaïque culturelle reflète une histoire longue et complexe, mais elle a aussi généré des tensions profondes. Parmi ces ethnies, les Bamar (ou Birmans), majoritairement bouddhistes, dominent politiquement et culturellement. Cependant, d’autres groupes, tels que les Shan, Karen, Kachin, et les Rohingya, subissent divers degrés de marginalisation.
Les Rohingya, un groupe ethnique musulman, ont toujours été perçus comme « étrangers » au Myanmar, même s’ils vivent dans le pays depuis des siècles, principalement dans l’État de Rakhine, à la frontière du Bangladesh. Depuis les années 1970, les autorités birmanes ont cherché à modifier la composition démographique de cette région, encourageant l’installation de bouddhistes birmans dans cet État majoritairement musulman. Cette politique visait à réduire l’influence des Rohingya, souvent perçus comme un corps étranger, et a provoqué leur déplacement forcé. Des campagnes militaires, comme celles de 1978 (« Opération Dragon King ») et de 1991-1992, ont forcé des centaines de milliers de Rohingyas à fuir vers le Bangladesh. Cette tendance sera largement accentuée en 2017.
Le tournant décisif dans leur marginalisation survient en 1982 avec l’adoption de la loi sur la citoyenneté, une loi qui classe la population en trois catégories de citoyens. Cette loi exclut les Rohingya de la liste des « races nationales » reconnues, les rendant apatrides. Ils sont officiellement désignés comme « Bengalis », un terme utilisé pour les identifier comme des immigrants illégaux du Bangladesh, renforçant ainsi leur statut d’étrangers dans leur propre pays. L’apatridie des Rohingya les prive de nombreux droits fondamentaux, tels que l’accès à l’éducation, à la santé, à la propriété foncière et à la liberté de mouvement. Cette exclusion systématique les isole davantage et renforce la discrimination institutionnalisée à leur encontre.
L'émergence du nationalisme bouddhiste et la radicalisation
En parallèle à cette marginalisation légale, le Myanmar a vu émerger un nationalisme bouddhiste virulent, incarné par des figures comme le moine Ashin Wirathu. Ce dernier, après avoir été condamné en 2003 pour incitation à la haine raciale, est libéré en 2010. À partir de là, il devient le visage public du mouvement 969, un groupe ultranationaliste prônant la protection de la religion bouddhiste contre ce qu’il perçoit comme la menace musulmane. Bien que ce mouvement ait été officiellement interdit en 2013, il est remplacé par une nouvelle organisation, Ma Ba Tha, qui continue de diffuser des discours de haine, surtout à travers les réseaux sociaux.
Le nationalisme bouddhiste, soutenu par Ma Ba Tha, exploite les tensionsreligieuses pour galvaniser la majorité bouddhiste contre la minorité musulmane, notamment les Rohingya. Ces campagnes de désinformation accusent les musulmans de vouloir imposer l’islam en Birmanie par le biais de mariages interreligieux ou d’actions violentes perpétrées par des groupes terroristes. Malgré le fait que les musulmans représentent moins de 4 % de la population du Myanmar, ces accusations contribuent à nourrir une psychose collective.
Sous la pression des mouvements ultranationalistes, le gouvernement birman adopte en 2015 les « lois sur la race et la religion ». Ces lois visent directement la communauté musulmane en limitant, par exemple, le nombre d’enfants que peuvent avoir les couples musulmans et en imposant des restrictions sur les mariages entre musulmans et bouddhistes. Sous prétexte de protéger la « race » et la religion bouddhiste, ces mesures renforcent la ségrégation des Rohingya et alimentent un climat de violence.
La spirale de violence et les massacres de 2017
Si la discrimination contre les Rohingya ne date pas d’hier, les années 2010 marquent une escalade des violences. En 2012, des affrontements entre les communautés bouddhistes et musulmanes éclatent dans l’État de Rakhine, faisant des dizaines de morts et des milliers de déplacés. Ces violences sont souvent alimentées par des discours haineux, largement diffusés par des leaders nationalistes comme Ashin Wirathu et des groupes affiliés à Ma Ba Tha. Les tensions se poursuivent en 2013 avec des attaques contre les communautés musulmanes, qui subissent des pogroms dans plusieurs villes du pays.
Cependant, le véritable tournant intervient en août 2017. Le 25 août, l’Armée du salut des Rohingya de l’Arakan (ARSA), un groupe insurgé, lance une attaque coordonnée contre des postes de police dans l’État de Rakhine, tuant plusieurs officiers. Cette attaque sert de prétexte à l’armée birmane pour déclencher une répression d’une ampleur sans précédent. Officiellement présentée comme une campagne de « nettoyage », cette répression se transforme rapidement en massacre systématique des Rohingya. Des villages entiers sont incendiés, des milliers de civils tués et des centaines de femmes violées par les forces de sécurité birmanes. En quelques semaines, plus de 700 000 Rohingya fuient vers le Bangladesh voisin, provoquant une crise humanitaire majeure.
Les Nations Unies et plusieurs organisations humanitaires ont qualifié cette campagne de nettoyage ethnique, tandis que certains observateurs l’ont décrite comme un génocide. Les témoignages des survivants sont glaçants : des femmes violées sous les yeux de leurs enfants, des hommes exécutés sommairement, et des villages rayés de la carte. La brutalité des soldats birmans semble avoir dépassé toute logique militaire, visant à anéantir toute présence Rohingya dans l’État de Rakhine.
Obstacles à la justice et complicités politiques
Malgré l’ampleur des crimes commis contre les Rohingya, les efforts pour leur rendre justice se heurtent à de nombreux obstacles politiques et diplomatiques. En 2019, la Gambie, soutenue par l’Organisation de la coopération islamique (OCI), a déposé une plainte auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), accusant le Myanmar de génocide. Cette initiative a marqué un tournant, mais elle n’a pas encore abouti à des sanctions concrètes. En parallèle, la Cour pénale internationale (CPI) a ouvert une enquête pour crimes contre l’humanité. T outefois, cette enquête est limitée aux crimes commis sur le territoire bangladais, car le Myanmar n’est pas signataire du Statut de Rome, empêchant la CPI d’étendre son investigation à l’intérieur du Myanmar.
L’un des principaux responsables de la répression contre les Rohingya, le général Min Aung Hlaing, n’a jusqu’à présent fait l’objet d’aucune sanction judiciaire. En février 2021, il a mené un coup d’État, renversant le gouvernement civil et consolidant encore davantage le pouvoir de la junte militaire. Ce coup de force a renforcé l’impunité des crimes passés, rendant difficile toute perspective de justice pour les victimes Rohingya. Certains analystes estiment que des membres de la junte ont utilisé la figure d’Ashin Wirathu et son nationalisme bouddhiste pour détourner l’attention des échecs politiques et économiques du gouvernement, tout en consolidant leur propre mainmise sur le pouvoir. Le nationalisme religieux, en particulier la protection du bouddhisme, est désormais un enjeu électoral majeur, soutenu par une large partie de la population. L’armée se positionne ainsi en garante de cette identité bouddhiste, qu’elle présente comme étant menacée par des influences extérieures, notamment les musulmans Rohingya, perçus comme un danger pour l’unité nationale et la pureté religieuse.
Aung San Suu Kyi, ancienne icône de la défense des droits humains et lauréate du prix Nobel de la paix, a été sévèrement critiquée pour son silence face aux atrocités commises contre les Rohingya. Non seulement son gouvernement n’a pas pris de mesures pour stopper les exactions de l’armée, mais il a également entravé l’accès de l’aide humanitaire dans l’État de Rakhine. Ce silence, largement interprété comme une volonté de préserver sa popularité auprès de la majorité bouddhiste, a terni son image sur la scène internationale. En 2021, Suu Kyi a été emprisonnée par la junte militaire après le coup d’État, accusée de corruption et d’autres crimes fabriqués. Bien qu’elle soit encore une figure de résistance pour certains, son rôle dans la tragédie des Rohingya reste controversé. Récemment, le pape François, qui avait déjà appelé à la protection des Rohingya
lors de sa visite au Myanmar en 2017, a proposé d’offrir l’asile à Aung San Suu Kyi.Le pape et Aung San Suu Kyi dans la capitale du Myanmar, Naypyidaw, en 2017.
Un avenir incertain pour les Rohingya
Aujourd’hui, environ un million de Rohingya vivent dans des camps de réfugiés surpeuplés au Bangladesh, notamment à Cox’s Bazar, l’un des plus grands camps de réfugiés au monde. Les conditions de vie y sont extrêmement précaires : manque d’accès à l’eau potable, surpopulation, et manque de perspectives éducatives ou professionnelles. Malgré la compassion avec laquelle le Bangladesh les a accueillis, le pays fait face à une pression croissante, tant sur le plan interne qu’international, pour organiser leur retour au Myanmar. La présence massive de réfugiés Rohingya a suscité des tensions au sein de la population bangladaise, notamment dans les zones frontalières où les ressources sont déjà limitées. Certains segments de la population bangladaise craignent que les Rohingya ne restent définitivement dans le pays, exacerbant les tensions socio-économiques. Ces inquiétudes se traduisent par des appels de plus en plus pressants au gouvernement pour trouver une solution durable, de préférence un rapatriement, bien que celui-ci apparaisse irréaliste à court terme.
Sur le plan international, certains pays occidentaux, comme les États-Unis, ont qualifié les événements de 2017 de génocide. En mars 2022, le gouvernement américain a officiellement désigné les crimes commis contre les Rohingya comme relevant d’un génocide, renforçant ainsi la pression diplomatique sur le Myanmar. L’Union européenne a également imposé des sanctions ciblées contre plusieurs dirigeants militaires responsables des violences. Cependant, ces mesures restent symboliques et n’ont pas réussi à isoler la junte birmane. Des puissances telles que la Chine et la Russie continuent de soutenir la junte, bloquant systématiquement les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU qui viseraient à imposer des sanctions plus sévères ou à instaurer un embargo sur les armes. Le soutien stratégique de la Chine et de la Russie, motivé par des intérêts géopolitiques et économiques, complique toute tentative de résolution de la crise.
Pendant ce temps, les violences dans l’État de Rakhine se poursuivent. L’armée birmane est engagée dans des affrontements réguliers avec l’Armée d’Arakan, une milice rakhine qui lutte pour une plus grande autonomie dans cette région. Ces violences internes rendent impossible tout retour sûr et digne des Rohingya. Le gouvernement birman, de son côté, refuse toujours de reconnaître la citoyenneté des Rohingya ou de garantir leur sécurité, perpétuant ainsi leur statut de minorité persécutée.
Tant que le régime militaire birmane continuera de nier les droits fondamentaux des Rohingya et que la communauté internationale ne prendra pas de mesures concrètes pour assurer leur protection, l’avenir des Rohingya restera incertain. Cette minorité marginalisée continuera de souffrir dans les camps de réfugiés ou de subir des violences dans un pays qui les considère comme des étrangers. La tragédie des Rohingya illustre les conséquences dévastatrices de la haine ethnique et religieuse exacerbée par des calculs politiques, laissant peu de perspectives d’amélioration sans une volonté internationale plus ferme de mettre fin à cette impunité.
Article par Louis Delavelle
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