Guerre en Ukraine - Chapitre 4 : L'été des illusions (juin 2023-septembre 2023)

La présente série d’articles est dédiée à une analyse stratégique du conflit ukrainien, afin de synthétiser aussi clairement que possible les grandes dynamiques de la guerre telles que nous les percevons. Cependant, il y aurait tellement de choses à dire sur telle ou telle bataille que nous pourrions consacrer un ouvrage complet à chacune d’entre elles. Dans la mesure où il ne s’agit nullement de notre intention, nous survolerons un certain nombre d’évènements que nous estimons assez bien connus du public afin de nous concentrer sur des points qui nous paraissent plus pertinents pour qui veut comprendre les évolutions de la situation au cours des trois dernières années.
Nous avons délibérément choisi de ne pas aborder ici les considérations économiques, légales ou diplomatiques relatives à cette guerre, parce qu’un juste traitement de ces considérations pourrait, à lui seul, également occuper plusieurs volumes. De toute manière, une telle histoire ne pourra probablement être écrite que lorsque nous disposerons de documents actuellement considérés comme confidentiels. La description des grandes dynamiques militaires, en revanche, paraît être beaucoup plus à notre portée. Beaucoup de bêtises ont cependant été écrites dans la tourmente de la guerre sur ces questions, aussi espérons-nous apporter un regard nouveau et surtout aussi précis que possible par l’emploi de sources fiables, mais généralement peu commentées.

A bien des égards, la grande conflagration de l’été 2023 constitua le point de bascule de la guerre, car elle fit repasser fermement l’initiative stratégique du côté de la Russie. Elle sonna également le glas d’un certain optimisme au sein du camp pro-ukrainien, car nombreux étaient alors les commentateurs espérant qu’une victoire décisive sur Moscou était à portée de main. Il n’y a qu’à voir, par exemple, la publication d’un institut français pourtant reconnu comme l’IHEDN (et la FRS) qui jugeait qu’un échec de l’offensive ukrainienne était « de très loin » le scénario le moins plausible ! Il n’était pas rare de lire des propos encore plus triomphalistes dans la presse ou les publications supposément sérieuses d’analystes britanniques ou américains. Dans ces conditions, il nous a paru intéressant de nous attarder sur cet épisode crucial de la guerre et de lui consacrer une partie dédiée.

Genèse de l’offensive

Face à tout projet d’offensive militaire, la première question que l’on est en droit de se poser est : pourquoi ? Après tout, une offensive épuise vite des ressources précieuses et parfois irremplaçables, qu’il s’agisse des hommes ou du matériel. Une offensive ratée peut signifier la fin de carrière d’un général, d’un chef d’Etat, ou même la fin de la nation en tant qu’entité politique indépendante, surtout lorsqu’elle est conçue comme un va-tout, comme une bataille décisive devant mettre fin au conflit d’une manière ou d’une autre. Dans ces conditions, pourquoi les Ukrainiens ont-ils pris une décision aussi risquée que de se lancer à l’assaut du « pont terrestre » reliant la Crimée à la Fédération de Russie ?

Premièrement, il convient de remarquer que la réalisation des buts de guerre ukrainiens (à savoir la reprise de tout le territoire dans ses frontières de 1991) nécessitait la poursuite de la guerre jusqu’à sa conclusion militaire, puisque le Kremlin juge existentielle pour sa sécurité l’occupation du Donbass et du sud du pays. En conséquence, les Ukrainiens étaient forcés, par leurs propres objectifs, à passer à l’attaque à un moment ou un autre afin de recouvrer le terrain perdu. A cela s’ajoutait deux raisons majeures de chercher une bataille décisive le plus tôt possible. La première est facile à comprendre : du fait des différentes vagues de réfugiés ainsi que de l’occupation de ses territoires, l’Ukraine était devenue quatre à cinq fois moins peuplée que la Russie. Or, contrairement à ce qui est souvent affirmé, le ratio de pertes entre les deux belligérants semble s’approcher constamment de 1 depuis le début du conflit. Pour l’année 2022 par exemple, le site https://200.zona.media parvint à recueillir les noms de 18 000 soldats russes tombés au combat en Ukraine, tandis que ualosses.org dénombre près de 19 500 militaires ukrainiens tués. A l’heure où nous écrivons ces lignes, ces nombres ont été portés respectivement à 100 000 (extrapolés à 165 000) et 135 000 (dont 60 000 portés disparus). Les deux sites s’appuyant sur des nécrologies publiques et une méthodologie transparente, ils peuvent être considérés comme fiables. Ces chiffres ne sont bien sûr pas complets, mais ce sont les seuls dont nous disposons et il n’y a pas de raisons empiriques de penser qu’un des deux belligérants soit plus transparent sur ses pertes que l’autre [1]. Rien dans les dynamiques de terrain (pas plus, d’ailleurs, que l’absence de sérénité de l’état-major ukrainien) ne laisse entendre que les ukrainiens infligeraient 4 à 5 fois plus de pertes humaines aux Russes qu’eux-mêmes n’en subissent. Dans ces conditions, il est évident qu’une guerre d’attrition favorise de manière très disproportionnée la Russie : un ratio de pertes équivalent à 1 pour 1 devient, en proportion, un ratio de 1 pour 4 en faveur des Russes. Sauf évènement imprévu (intervention étrangère, révolution de palais, etc), l’arithmétique démographique constituait donc une grave épée de Damoclès pesant sur le sort de Kiev.

Il y avait une autre raison à cette recherche de la victoire décisive : l’effort de guerre ukrainien dépendait presque entièrement de l’aide reçue de l’étranger. Nous nous épargnerons ici le travail d’épluchage des documents budgétaires de Kiev, mais celui qui s’y livre remarquera bien vite que sans les fonds européens et américains, l’Etat ukrainien ne pourrait tout simplement pas payer ses soldats ni ses fonctionnaires. Sans parler, bien sûr, du fait que l’armée ukrainienne dépendait intégralement des livraisons régulières de matériel et de munitions pour mener ses opérations de combat. Autrement dit, si, pour une raison ou pour une autre, les Occidentaux cessaient de fournir à l’Ukraine ce dont elle avait besoin, elle serait condamnée à très brève échéance : cette absence de contrôle de Kiev sur ses propres chaînes logistiques et financières la plaçait dans une position très inconfortable et la forçait à préférer les aventures hautement risquées susceptibles d’engranger des gains importants et de conserver l’attention et la confiance de ses mécènes. Pour ne rien arranger, il devenait de plus en plus apparent que, contrairement aux vœux pieux de nombreux commentateurs de l’époque, l’industrie de l’armement occidentale ne monterait pas autant en puissance qu’espéré initialement. Nous détaillerons les raisons de ces manquements dans une partie ultérieure, mais il n’empêche que le constat de la faiblesse des stocks comme de la production des alliés apparaissait avec une netteté de plus en plus importante au fil du temps. Ce degré élevé d’incertitude qui planait sur l’avenir contraignait l’Ukraine à frapper au plus vite dans l’espoir d’engranger des gains massifs pour échapper à une logique d’attrition favorisant structurellement la Russie.

Pour mener à bien une offensive de cette ampleur, Kiev avait le choix entre trois théâtres d’opération nettement distincts : les plaines de Zaporizhia, le Donbass central (entre Donetsk et Bakhmout) et la ligne Svatove-Kreminna. La deuxième option, qui fut très sérieusement considérée par l’état-major (en particulier le général Syrsky), partait du principe que la coûteuse victoire des Russes à Bakhmut au printemps 2023 les avait laissé dans une position si précaire que les Ukrainiens pourraient les rejeter, nullifier la plupart des gains Russes réalisés depuis l’été 2022 et peut-être même menacer Donetsk. Une telle perspective était illusoire, puisque c’étaient les hommes de Wagner, et non pas l’armée russe, qui s’étaient épuisé à la tâche pour s’emparer de la ville, comme nous l’avons vu précédemment. Quand bien même les Ukrainiens auraient pu concentrer assez de moyens pour reprendre Bakhmut, rien dans le terrain ni la disposition des fortifications n’aurait permis aux assaillants de réaliser une percée décisive : peut-être auraient-ils pu repousser les Russes de leurs gains les plus récents, mais ils auraient été incapables de placer l’armée de Moscou dans une position telle qu’elle pourrait mettre fin à la guerre. A vrai dire, au regard de la forme concave du front à cet endroit, il y a même à parier que les troupes de Kiev auraient risqué de se faire encercler. Etrangement, ce constat n’empêchera pas les Ukrainiens d’allouer par la suite une partie de leurs forces offensives pour effectuer une poussée de ce genre autour de Bakhmut, qui n’aboutit à rien de bien concluant. 

La seule autre option envisageable aurait été un assaut sur la ligne Svatovo-Kremnaya, en quelque sorte pour finir le travail laissé en suspens par l’épuisement de l’offensive de Kharkov à l’hiver 2022. Comme nous l’avons dit ailleurs, la logistique du nord du Donbass dépend d’une poignée de routes et de carrefours, de telle sorte que leur conquête aurait probablement forcé les Russes à abandonner toute la moitié nord de l’oblast de Lugansk et permit aux Ukrainiens d’arriver sur leurs arrières en provoquant même un effondrement en cascade. Cependant, outre l’étroitesse de la zone et son caractère accidenté empêchant de manœuvrer aisément, les Russes avaient considérablement renforcé leur position, et entreprenaient même alors activement de rejeter la ligne de front en direction de la rivière Oskil en menant des offensives limitées. Les Ukrainiens n’auraient pas du tout fait face à de la bleusaille en sous-effectif, et la proximité avec la frontière russe aurait complètement exposé leur logistique à une éventuelle contre-attaque. Cette cible était donc sans doute fort tentante, mais elle n’était pas bien plus prometteuse que le front de Bakhmut.

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Dans ces conditions, seules les plaines de Zaporozhye étaient susceptibles de porter le genre de fruits espérés par l’état-major de Kiev. Il en résulte que même sans les fameuses fuites des documents du Pentagone que nous avions évoquées plus haut, la contre-offensive ukrainienne de l’été 2023 constituait l’une des opérations les plus télégraphiées du XXIème siècle. Pour ne rien arranger, les commentaires de divers dirigeants politiques ou militaires n’avaient laissé absolument aucun doute quant à la cible de l’opération. Un certain nombre de blogueurs ou d’activistes sur les réseaux sociaux anticipèrent même avec une précision remarquable les axes de progression les plus probables pour l’armée ukrainienne. Une offensive n’a pas toujours besoin de l’élément de surprise pour parvenir à ses fins, mais nous verrons bientôt que, du fait de leurs faiblesses, les projets ukrainiens avaient vraiment besoin de la moindre parcelle de chance de leur côté.

Ordre de bataille

Contrairement aux autres batailles du conflit russo-ukrainien, nous disposons, dans le cas de l’offensive de l’été 2023, d’un degré de transparence inégalé dans les intentions et moyens d’au moins un des deux belligérants. Cette situation particulière est due à la fuite opportune de documents confidentiels en provenance du renseignement américain au cours du mois d’Avril. Ces derniers semblent parfaitement authentiques : non seulement l’allocation en équipement de chaque brigade s’est révélée exact (ce qui ne pouvait être une simple coïncidence au regard de la composition très spécifique de chacune d’entre elles), mais les circonstances à peine croyables de l’évènement ne laissent guère à penser qu’il s’agissait d’une opération d’intox américaine. Un jeune analyste du renseignement militaire américain (Jack Texeira), manifestement pour tromper l’ennui, partagea des documents confidentiels à ses amis sur un serveur Discord privé, parmi lesquels une trentaine de diapositives relatives au conflit ukrainien. Ces documents circuleront sur des sites tels que 4chan et mêmes des serveurs Minecraft avant de finalement trouver leur chemin dans un canal Telegram pro-russe bien connu. Les estimations américaines quant aux pertes russes et ukrainiennes générèrent des discussions passionnées, qui finirent par déborder de proche en proche jusqu’à attirer l’attention d’à peu près tous les commentateurs de Twitter et autres réseaux sociaux. Les autorités américaines firent ensuite de leur mieux pour censurer l’information sur les réseaux sociaux et finirent par arrêter Texeira, lequel sera par la suite condamné à 15 ans de prison. Or, en dehors de la composition des brigades et de quelques détails quant aux axes de progression ukrainiens, ces documents contenaient finalement assez peu d’informations cruciales qui laisseraient faire croire à une « intox » délibérée : le jeu n’en aurait manifestement pas valu la chandelle. A vrai dire, les Américains semblaient extrêmement mal renseignés sur l’état réel de l’armée ukrainienne, estimant par exemple que le nombre de soldats ukrainiens déployés dans le Donbass se situait entre 15 000 et 30 000 hommes, ce qui constitue une énorme zone d’incertitude. Un article récent du New York Times semble d’ailleurs confirmer cette impression dans une certaine mesure. Le plus étonnant est peut-être que le Pentagone se soit accomodé d’une telle situation sans faire pression sur Kiev pour être tenu au courant.

Quoiqu’il en soit, nous pensons que ces documents peuvent tout à fait être exploités pour comprendre les plans des alliés occidentaux pour la contre-offensive de l’été 2023. Pour mener à bien cette tâche, les coalisés avaient donc fourni à l’Ukraine environ 250 chars d’assaut, 400 véhicules de combat d’infanterie et chars légers, 500 transports de troupe blindés et environ 600 véhicules de transport de type HMMWVs. Ce n’était bien sûr pas rien, mais c’était très loin d’être suffisant. Ces chiffres correspondent à peu près à la dotation de 3 brigades blindées ou mécanisées américaines, là où les Ukrainiens les répartissaient dans 9 unités portant ce nom. Cela laisse penser que la taille réelle de ces formations était bien plus faible que ce que leur nom laissait à penser : une brigade ukrainienne devait être composée de 2000 à 2500 hommes tout au plus. Au total, l’offensive de l’été 2023 devait reposer sur 30 000 hommes à peine, équipés poussivement d’une foule de systèmes assemblés à la hâte : début mars, la moitié des 9 brigades formées par l’OTAN n’avaient pas commencé leur entraînement, et moins d’un tiers de l’équipement était considéré comme prêt à l’emploi. Le tout pour une date de début d’offensive en mai, du moins selon la planification américaine.

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Et pourtant, il ne faudrait pas croire que les alliés occidentaux de l’Ukraine aient fait preuve de parcimonie : il s’agit là d’un mythe propagé a posteriori par le gouvernement de Kiev pour excuser les maigres résultats de l’aventure. Il est vrai que, dans l’absolu, les Ukrainiens ne disposaient pas des moyens de leurs ambitions, mais cela est en partie dû à leurs propres estimations optimistes : si l’on en croit un article du Washington Post, Kiev avait demandé à recevoir seulement 1000 véhicules blindés dans le cadre de sa contre-offensive ; malgré quelques difficultés, les Occidentaux parvinrent à en fournir 1500 dans les délais demandés. Nous aborderons ultérieurement la question du complexe militaro-industriel occidental et de ses manquements en Ukraine, mais dans ce cas précis, il semble bien que c’est l’armée de Kiev qui s’est illusionnée sur ses capacités. Une telle observation était déjà inquiétante en soi, mais elle l’aurait moins été si le personnel était composé majoritairement de soldats aguerris. Or, c’est exactement l’inverse qui se produisit, car les nouvelles brigades formées pour l’offensive étaient, en large part, composées de jeunots. Le commandant de la 47ème Brigade, le lieutenant-colonel Oleksandr Sak, n’avait alors que 28 ans seulement ! Son commandant en second, quant à lui, n’en avait que 25. La plupart des hommes placés sous leur ordres étaient également des recrues.

Il semble que ce « jeunisme » s’explique en partie par une volonté du haut commandement ukrainien de créer des unités vierges de toute « empreinte soviétique », car blâmer le modèle organisationnel hérité de l’armée rouge était devenu l’excuse bien commode pour expliquer toute défaillance réelle ou supposée de l’appareil militaire ukrainien. De toute manière, le corps des vétérans aptes au combat au sein de l’armée de Kiev avait été largement drainé par les lourdes pertes subies au cours de l’année passée ainsi que les besoins croissants du front de Bakhmut. Créer un corps d’élite en partant de zéro et en allant au rebours de sa propre culture militaire prend du temps, mais le temps était précisément ce qui manquait à l’Ukraine. Les Américains ont par la suite reproché à leurs alliés slaves d’avoir fait preuve de timidité dans leur offensive, mais l’on voit bien qu’une telle remarque paraît assez malvenue quand on sait que l’entraînement et les livraisons de matériel ne se terminèrent que fin avril d’après les propres documents du Pentagone. Ce n’était pas comme si l’Ukraine avait disposé pendant six mois d’une masse de manœuvre conséquente et avait décidé de n’en rien faire : un à deux mois séparent la fin de la constitution de la modeste arme offensive ukrainienne de son emploi à Zaporozhye.

Malvenue, mais pas totalement dépourvue de fondement. Pour des raisons purement techniques, l’Ukraine avait en réalité une fenêtre de tir assez restreinte pour déployer pleinement son potentiel offensif. Un fait qui n’est généralement connu que des spécialistes de l’armement veut que le matériel militaire s’use très vite en campagne : un char est en réalité une pièce d’horlogerie, et il convient souvent de réviser complètement son moteur tous les 600 ou 700 kilomètres pour éviter des dommages terminaux. Les équipages de chars américains M1 Abrams, par exemple, doivent nettoyer le filtre de leur moteur deux fois par jour, sans quoi celui-ci s’encrasse à tel point qu’il devient bon pour la casse. Quand l’on évoque la logistique d’un corps de bataille, l’on oublie souvent qu’à côté de la nourriture, de l’eau, de l’essence et des munitions, il faut aussi prendre en compte ces opérations de maintenance pour l’ensemble du corps mécanisé à intervalles très réguliers, ce qui demande de la main-d’œuvre, de l’expertise et de nombreuses pièces détachées.

Or, la configuration de cette nouvelle armée ukrainienne aggravait considérablement cette situation, car elle opérait des véhicules très différents les uns des autres, et les occidentaux n’avaient bien entendu pas fourni des stocks illimités de pièces de rechange pour chaque modèle de cette troupe bariolée. Si encore les brigades ainsi constituées avaient été identiques, la logistique et la maintenance auraient été grandement simplifiées par une certaine uniformisation, mais il est clair que les donations des mécènes occidentaux correspondaient à ce qui était immédiatement disponible dans leurs stocks, et non pas ce qui aurait été le plus efficace ou approprié. Cela signifiait que plus les opérations duraient, plus les unités devaient cannibaliser leurs propres véhicules blindés afin de rester en mouvement. En d’autres termes, une fois l’offensive lancée, ses moyens se réduiraient rapidement du seul fait de l’usure mécanique, sans même évoquer la résistance de l’adversaire. Il y avait donc intérêt à engager massivement et immédiatement l’ensemble des machines tant que celles-ci étaient encore toutes opérationnelles. C’est d’ailleurs plus ou moins ce que prévoyait le plan d’origine : trois brigades feraient diversion dans l’est de l’Ukraine, trois seraient chargées de percer la ligne de contact par une attaque frontale, trois avanceraient en direction de Tokmak (alors à mi-chemin entre le front et la mer d’Azov) une fois la percée effectuée, tandis que les trois dernières fonceraient jusqu’à la mer tandis que les autres garderaient leur flanc. La percée devait avoir été effectuée en une semaine d’opérations, pour un total de peut-être deux à trois semaines pour l’offensive dans son ensemble. Le pont terrestre serait alors coupé, contraignant la Russie à évacuer une partie significative de ses forces pour échapper à la destruction.

Un plan pour le moins optimiste, qui semblait reposer sur l’idée que les Russes fuiraient ou seraient balayés par le matériel occidental, ainsi que par une mauvaise compréhension des succès de Kharkov (une attaque surprise en supériorité numérique face à des garnisons squelettiques) et Kherson (où les résultats furent obtenus grâce au fait que la logistique russe toute entière dépendait de deux ponts aisément bombardés). L’Ukraine ne tardera pas à payer les conséquences d’une telle légèreté.

Le sort en est jeté

Le 6 juin 2023, les brigades ukrainiennes partirent à l’assaut des positions russes. Si l’on en croit un article du New York Times, cinq des douze unités ainsi formées furent affectées au front de Bakhmut, tandis que les sept autres seraient chargées de percer les fortifications surnommées « ligne Sourovikine », du nom du commandant des opérations en Ukraine qui avait fait ériger de nombreuses fortifications à Zaporozhye (notons toutefois que d’après Clément Molin, qui a fourni un remarquable travail de suivi des mouvements d’unités, l’allocation réelle des forces ukrainiennes au cours de la bataille était plutôt la suivante : une quinzaine de brigades affectées à l’offensive de Zaporozhie, 8 à celle de Bakhmout). Seulement, les assaillants ne tardèrent pas à se heurter à une situation tactique qui leur avait jusqu’ici grandement profité, sans pour autant qu’ils n’en tirent réellement les conséquences.

A partir de l’été 2022, les armées russe comme ukrainienne se lancèrent dans une course à l’armement pour obtenir le plus de drones possibles, et leur emploi ne tarda pas à devenir ubiquitaire. L’emploi massif des drones eut deux impacts majeurs sur le champ de bataille : une amélioration très importante du renseignement en temps réel d’une part, et une augmentation toute aussi grande de la précision des munitions utilisées. Ainsi, les drones d’observation permettaient de repérer et de suivre en temps réel l’itinéraire d’une colonne blindée, d’un convoi logistique ou d’une position d’artillerie, tandis que les drones FPV (pour « First-Person View », soit « Vue à la première personne »), qui sont pratiquement des petits obus volants attachés à une caméra, pouvaient frapper à peu près n’importe quoi avec une précision inégalée. Il en résultait que toute concentration de moyens à un endroit donnée devenait fort risquée pour ne pas dire suicidaire : avec un peu de chance et d’organisation une batterie d’artillerie pouvait être repérée et détruite en quelques minutes par ces redoutables engins. Il existe bien sûr des contre-mesures (camouflage, brouillage, guerre électronique, cages de fer ou filets pour intercepter les drones, etc), mais à l’heure où nous écrivons ces lignes, aucun n’a vraiment permis de trouver de parade définitive. Ce problème se pose d’autant plus pour les assauts mécanisés, car au moins l’artillerie se situe-t-elle souvent suffisamment loin pour pouvoir échapper à la portée de ces drones (assez limitée à la fois par leur faible niveau de batterie ainsi que par la portée de leur signal). Or, une colonne blindée montant à l’assaut tend précisément à s’en rapprocher le plus possible, en général à découvert et de manière assez concentrée pour être très visible si les opérateurs de drones savent où regarder.

Dans cette guerre, le défenseur est donc très avantagé s’il dispose d’assez de drones FPVs, une poignée d’équipes de dronistes peut paralyser un assaut blindé en endommageant les véhicules (ce qui ne se traduit pas nécessairement en pertes humaines, mais peut au moins grandement ralentir sa progression). Bien entendu, si l’assaillant dispose d’assez de moyens, il peut progresser suffisamment rapidement malgré les pertes pour contraindre les dronistes à évacuer le terrain sous peine de se faire liquider : c’est pourquoi il reste impératif pour le défenseur de disposer de moyens de « blocage » pour barrer la route aux quelques détachements d’assaut qui parviennent au contact. En d’autres termes, le défenseur ne doit pas uniquement se reposer sur des équipes de dronistes pour empêcher toute progression, mais doit aussi employer de l’infanterie, de l’artillerie, ou ses propres forces mécanisées pour refouler celles de l’adversaire. Pour percer, l’assaillant doit donc disposer d’assez de moyens non seulement pour dépasser ce barrage initial de drones, mais aussi pour balayer cette ligne de défense en « dur ». Soit en employant des assauts frontaux (comme Wagner à Bakhmut), soit en faisant pleuvoir des tonnes d’explosifs, obus ou bombes sur les positions des défenseurs. Or, malgré ses difficultés, l’artillerie russe ne fut jamais réduite au silence et continua de saturer le front de feu et de plomb, tandis que dès le mois de mars 2023, des bombes planantes (UMPK) seront envoyées quotidiennement par les forces aérospatiales de Moscou (ce dernier point se révèlera crucial dans la suite des évènements, aussi y consacrerons-nous ailleurs quelques paragraphes). Il en résulte que les Russes disposaient ponctuellement de suffisamment de vecteurs de feu pour briser ces lignes de défense successives et passer outre le « filet » des drones FPV ukrainiens, fut-ce avec de grandes difficultés et au prix d’un temps considérable. Ils pouvaient donc effectivement se permettre de s’engager dans des actions offensives contre des lignes défensives bien préparées comme à Bakhmut et, plus tard, à Avdiivka.

Si l’on se place dans la situation inverse en revanche, les Ukrainiens ne disposaient d’aucun moyen réel de concurrencer les Russes sur ce point. Il est de notoriété publique que l’artillerie ukrainienne a toujours opéré en sous-régime faute de munitions (et aussi de canons, car l’on oublie qu’un tube d’artillerie doit être remplacé tous les 1500 tirs, voire beaucoup plus souvent en cas d’utilisation soutenue). D’après les documents du Pentagone, l’armée ukrainienne tirait 800 à 1000 obus de 155mm par jour fin février, pour une réserve globale d’environ 10 000 obus et des livraisons quotidiennes d’environ 1850 de la part des Américains. Pour ce qui est des roquettes d’artillerie de haute précision (utilisées par les HIMARS), l’on dénombrait 20 frappes par jour pour une réserve de 250 (et aucune livraison de prévue à court-terme)[2] ; le volume de feu ukrainien était donc extrêmement restreint. Au cours de l’automne 2022, cette faiblesse en termes de volume sera partiellement compensée par la grande précision des munitions et des canons, qu’il s’agisse des obus « Excalibur », des canons CAESAR ou encore des HIMARS américains. La quantité de munitions déployée par les Ukrainiens était donc plus faible, mais leur emploi était plus efficace. Seulement, les Russes s’étaient largement adaptés et avaient déployé des systèmes de brouillage et de guerre électronique, domaine dans lequel ils avaient toujours excellé : par conséquent, la précision de ces munitions de haute technologie avait largement diminué, les obus Excalibur ne touchant plus que 6% de leurs cibles après deux mois d’utilisation, contre 70% au début. Les Ukrainiens avaient été contraints d’employer les HIMARS comme substitut à l’artillerie tactique (par exemple pour détruire ici ou là un ou deux véhicules de transport de troupes), ce qui constituait un gâchis de munition pour ces armes de portée stratégique dont le nombre était très limité.

Ce que nous voulons dire, c’est que les Ukrainiens ne disposaient d’aucun avantage évident (pas même numérique), ni pour dépasser ce « filet » de drones, ni pour défaire les défenses en « dur » situées derrière celui-ci. Or, les défenseurs disposaient également de gadgets rendant une percée encore plus difficile, comme les hélicoptères d’attaque KA-52 qui pouvaient prendre en chasse les colonnes blindées et les détruire sans que les Ukrainiens ne puissent vraiment s’y opposer. Pour ne rien arranger, les Russes avaient disposé un nombre de mines absolument colossal en amont de leurs fortifications, ce qui contraignait les ukrainiens à avancer en file indienne et à une allure fort lente. En plein milieu des plaines de Zaporozhye, complètement à découvert et sur des axes d’attaques extrêmement prévisibles, les brigades ukrainiennes seraient rapidement exposées à un déluge de drones, au feu des hélicoptères et de l’artillerie de précision russe (car, contrairement à ce que l’on a pu dire, la Russie possède quelques pièces comparables à l’artillerie de haute technologie occidentale), puis, enfin, aux trois lignes de tranchées et fortins de la « ligne Sourovikine » proprement dite.

Qualifier ce qui s’ensuivit de « catastrophe » n’est peut-être pas exagéré. Les Ukrainiens perdirent près de 60% de leurs véhicules de déminage dans les premiers jours de l’assaut. Des vidéos de colonnes de blindés détruites au milieu de champs de mines firent le tour des réseaux russes, qui avaient bien besoin d’un tel remontant après les angoisses de l’automne et de l’hiver précédents. Heureusement pour les Ukrainiens, l’état-major à Kiev avait senti le danger et avait modifié les plans au dernier moment, privilégiant trois axes d’attaque (Melitopol, Marioupol et Bakhmut) ainsi que des séries de reconnaissance en force par des unités plus petites dans l’espoir de trouver un « trou » dans les défenses adverses. Toutefois, les assaillants condamnaient par cette décision tout espoir de percée réelle des lignes de défenses russes faute de posséder la masse critique pour arriver au contact et vaincre les défenseurs : très vite, quasiment tous les combats se situeraient dans le no man’s land entre les bases ukrainiennes et les tranchées russes.

Il faut dire que les troupes du Kremlin avaient adopté une stratégie de défense des points avancés qui surprit les Ukrainiens et leurs alliés occidentaux. Ces derniers s’étaient attendus à ce que l’occupant se replie rapidement sur ses fortifications, mais un fort contingent avait été déployé au contact pour maintenir autant que possible les Ukrainiens dans les champs de mine. Ce choix, qui pourrait sembler irrationnel (pourquoi donc construire des défenses si on ne les utilise pas ?), était en fait issu d’un calcul assez simple : si les Ukrainiens étaient autorisés à occuper une zone importante, ils gagneraient assez d’espace pour manœuvrer librement, et seraient donc moins facilement repérables. Ils pourraient également rapprocher leur artillerie de la ligne de front sans craindre des embuscades de drones, ce qui leur aurait permis de bénéficier d’un soutien plus efficace dont ils avaient grandement besoin et même peut-être d’endommager dans la profondeur la logistique russe grâce à leur roquettes HIMARS. En « fixant » ainsi leurs adversaires par des mines et un détachement avancé, les Russes les contraignaient à emprunter toujours la même route de 10 à 20 kilomètres, ce qui permettait évidemment à l’aviation russe et aux forces de missiles de s’en donner à cœur joie tout au long du trajet.

Assez rapidement, les Ukrainiens se rendirent compte que leurs pertes matérielles étaient telles qu’ils devaient ou bien rappeler leurs troupes, ou bien changer de stratégie. Par conséquent, à partir de la mi-juillet et en particulier autour de Robotine, les Ukrainiens choisiront d’employer de l’infanterie combattant à pied (en partie ravitaillée par des camionnettes civiles) pour mieux s’infiltrer dans le dispositif russe (en suivant de leurs mieux les étendues forestières éparses) et économiser leurs blindés de plus en plus rares. Cette tactique rencontra quelques succès, et les ukrainiens parvinrent même à atteindre les premiers réseaux de tranchées fin août, à 5 ou 10 kilomètres de leurs points de départ. La manœuvre fut cependant coûteuse en vie humaine : si l’on en croit ualosses.org, entre le 6 juin et le 1er septembre 2023, près de 5800 soldats ukrainiens au moins perdirent la vie (la quasi-totalité du fait de la contre-offensive), sans compter les blessés graves et les disparus. Sur un effectif total d’environ 45 000 hommes alloués à l’opération (si l’on en croit les décomptes d’unités ayant vraiment pris part à la bataille par Clément Molin), cela ne laissait plus beaucoup de ressources pour partir à l’assaut du reste des fortifications. Les dernières braises de l’offensive s’éteignirent courant septembre sans parvenir à engranger bien plus de gains. La ville de Tokmak, qui aurait dû être atteinte au bout d’une semaine, était toujours aussi éloignée que trois mois plus tôt.

Pendant longtemps, la poursuite de cette offensive, dont l’échec était pourtant évident après trois ou quatre semaines, fut rationalisée par les commentateurs comme une tentative d’épuiser à la longue leurs adversaires, une sorte de guerre d’attrition qui se poursuivrait jusqu’à faire « céder » le barrage défensif de Moscou. Outre le fait qu’il soit assez étrange d’en appeler à l’attrition au nom de la guerre de manœuvre, rien ne semble indiquer que les lignes russes aient jamais été à deux doigts de céder tout au long de la bataille, ni que ces derniers s’épuisaient plus rapidement que les éléments de manœuvre du corps d’assaut ukrainien. Par exemple, les Ukrainiens ne trouvèrent aucune parade aux hélicoptères KA-52 avant la mi-octobre, lorsqu’une frappe chanceuse de missile occidental en mit hors d’état de nuire une dizaine, ce qui était trop peu et surtout beaucoup trop tard.Il est indéniable que les unités russes au contact de la vingtaine de brigades effectivement engagées lors de la contre-offensive souffrirent (notamment à Bakhmut, où la situation autour de la ville fut tendue pendant plus d’un mois), mais si le but était réellement l’attrition, ces troupes auraient sans doute été mieux employées en les envoyant autre part qu’à découvert dans des champs de mine et à la merci des hélicoptères et des drones.

La réalité est que l’Ukraine ne posséda jamais les ressources suffisantes pour mener à bien les objectifs qu’elle se donna au cours de l’été 2023, peu importe que l’exécution n’ait pas été à la hauteur des espérances. Ses forces étaient trop peu nombreuses, son ordre de bataille et sa logistique pas assez rationalisés, la Russie trop bien préparée, ses armes inadaptées. Peut-être aurait-elle pu utiliser cette force pour des objectifs plus limités dans une optique de négociation, mais jouer son va-tout sans aucun plan B sur un pari aussi hasardeux que celui-là ne pouvait qu’être stérile. En réalité, il ne semble pas que l’échec de l’offensive d’été ukrainienne soit le seul fruit d’une « lenteur » occidentale dans la fourniture de matériel (accusation formulée du côté ukrainien), ni d’une incapacité ukrainienne à adopter les « standards de l’OTAN » (accusation formulée du côté occidental). Il semble bien plutôt que toute l’opération ait été conçue sur des hypothèses gravement erronées et, il faut bien le dire, un mépris de l’adversaire déplacé. En fait, nous sommes surpris de l’absence de réelle remise en question de certains analystes qui se fendirent de quelques commentaires méprisants sur l’incapacité des ukrainiens à appliquer ces fameuses « doctrines OTAN », sans jamais vraiment définir clairement les conditions de leur application pratique au contexte ukrainien, plutôt que de remettre en question leurs hypothèses fondamentales.

Pour être juste, l’on se doit de mentionner que plusieurs témoignages indiquent que Kiev comme Washington avaient leurs doutes quant au degré de succès pouvant être atteint, surtout au fur et à mesure que la date fatidique du déclenchement de l’assaut se rapprochait. Ces doutes ne changent cependant rien au fait que le feu vert fut bel et bien donné, et le plan d’origine suivi dans ses grandes lignes. Reste à voir si l’Ukraine se relèvera jamais de cette erreur

[1] Rappelons, par exemple, que des documents confidentiels du Pentagone ayant fuités au printemps 2023 indiquaient que les Ukrainiens déclaraient à leurs alliés n’avoir subi que 17 000 morts au combat. Le seul site ualosses.org, qui n’a accès qu’à des informations publiques et donc sans doute lacunaires, dénombrait plus de 20 000 tués sur la période. Même auprès de leurs partenaires occidentaux, il semble que les Ukrainiens étaient grandement réticents à révéler ce genre d’informations délicates.

[2] A ce moment, les Ukrainiens auraient tiré 950 000 obus de 155mm au total et 9600 roquettes de HIMARS.

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