Guerre en Ukraine - Chapitre 6 : Les sièges du Donbass (octobre 2023-mai 2025)
La présente série d’articles est dédiée à une analyse stratégique du conflit ukrainien, afin de synthétiser aussi clairement que possible les grandes dynamiques de la guerre telles que nous les percevons. Cependant, il y aurait tellement de choses à dire sur telle ou telle bataille que nous pourrions consacrer un ouvrage complet à chacune d’entre elles. Dans la mesure où il ne s’agit nullement de notre intention, nous survolerons un certain nombre d’évènements que nous estimons assez bien connus du public afin de nous concentrer sur des points qui nous paraissent plus pertinents pour qui veut comprendre les évolutions de la situation au cours des trois dernières années.
Nous avons délibérément choisi de ne pas aborder ici les considérations économiques, légales ou diplomatiques relatives à cette guerre, parce qu’un juste traitement de ces considérations pourrait, à lui seul, également occuper plusieurs volumes. De toute manière, une telle histoire ne pourra probablement être écrite que lorsque nous disposerons de documents actuellement considérés comme confidentiels. La description des grandes dynamiques militaires, en revanche, paraît être beaucoup plus à notre portée. Beaucoup de bêtises ont cependant été écrites dans la tourmente de la guerre sur ces questions, aussi espérons-nous apporter un regard nouveau et surtout aussi précis que possible par l’emploi de sources fiables, mais généralement peu commentées.
A la fin de l’été 2023, il était devenu clair que l’offensive ukrainienne n’aboutirait à aucun gain conséquent. L’armée de Kiev avait épuisé une part importante de ses réserves stratégiques dans l’espoir de forcer une résolution décisive, mais elle avait échoué. Cette situation laissait à l’état-major russe l’opportunité de retourner à sa préoccupation principale, à savoir la conquête du Donbass.
Une telle chose était plus facile à dire qu’à faire, car les Ukrainiens disposaient toujours de plusieurs forteresses apparemment inexpugnables. Trois en particulier semblaient verrouiller largement le front : Ugledar (ou Vuhledar) près du corridor méridional, Avdiivka à proximité de Donetsk, et Chasiv Yar à proximité de Bakhmut. Les Russes s’étaient cassé les dents à plusieurs reprises sur ces points fortifiés situés en haut de collines, comme à Ugledar où la meilleure partie d’un bataillon de marine avait été tué ou blessé en tentant de s’en emparer début 2023. Pour progresser dans le Donbass, il serait nécessaire de les conquérir, en particulier Avdiivka, ville de taille moyenne située au centre du front et qui dominait les alentours à des kilomètres à la ronde. Sa prise donnerait une vue imprenable à l’assaillant et à son artillerie, tout en rendant difficile le travail de contre-batterie adverse (il est évidemment plus facile de tirer depuis les hauteurs que l’inverse). L’infanterie aurait ensuite simplement à suivre le dénivelé pour se déverser dans une grande partie du Donbass. À vrai dire, tous les objectifs tactiques russes de ces deux dernières années suivaient une logique comparable : il s’agissait presque toujours de s’emparer des hauteurs sur une portion donnée du front, puis de les redescendre dans la direction la plus prometteuse afin de menacer le plus efficacement possible les lignes ukrainiennes.
Seulement, l’équipée de Wagner à Bakhmut avait largement épuisé les réserves de chair à canon peu coûteuses, de telle sorte que l’on ne pouvait plus reproduire le même genre de schéma qui avait prévalu à l’hiver précédent. De plus, l’omniprésence de drones sur le front rendait difficile l’emploi massif de l’artillerie [1] pour réduire à néant les fortifications. Heureusement pour les Russes, l’armée avait trouvé une solution pour le moins innovante : les fameuses « bombes planantes » (glide bombs). Ces engins, fabriqués à partir d’une bombe non-guidée de plusieurs centaines de kilogrammes (montant parfois jusqu’à 2,5 tonnes) sur lesquelles on fixait des ailerons ainsi qu’un système de guidage GPS, permettaient à l’occupant d’envoyer une quantité faramineuse d’explosifs sur les positions ukrainiennes pour un coût extrêmement modique et une précision assez fine. D’un stock d’explosifs pratiquement inutilisable (il aurait fallu en larguer des centaines au cours de bombardements à l’aveugle type Seconde Guerre Mondiale pour obtenir un quelconque effet), Moscou en faisait tout à coup des engins capables de voler une trentaine de kilomètres (mettant les avions hors de portée de la plupart des défenses sol-air ukrainiennes) et toucher sa cible à une dizaine de mètres près (ce qui, vu la quantité d’explosifs embarqués, était aussi bien que de toucher dans le mille).
Après une phase de test début 2023, les bombes planantes furent employées avec une intensité toujours croissante. Un soldat ukrainien déployé à Avdiivka évoquait début 2024 une moyenne quotidienne de 60 à 80 bombes envoyées sur leurs positions, tandis que Zelensky évoquait plus de 100 par jour sur l’ensemble du front [2]. A l’heure où nous écrivons ces lignes (mai 2025), il semble que ce nombre aie grimpé jusqu’à 200 par jour. L’on comprend aisément pourquoi : cette arme low-cost, très difficile à détecter ou à intercepter, permettait d’envoyer un volume d’explosifs très important sur un point précis, de telle sorte que toute fortification ukrainienne, à terme, devenait intenable. Le plus ennuyeux pour Kiev était peut-être qu’aucune parade à cette arme ne se dégageait bien nettement : l’interception était difficile, sauf à abattre les avions qui les portaient, ce qui était impossible sans exposer ses propres batteries sol-air et sa flotte de jets. Les Ukrainiens s’y essayèrent quelques fois, disposant des moyens anti-aériens à proximité de la frontière ou de la ligne de contact pour tendre des embuscades réussies aux avions russes, mais eux-mêmes perdirent plusieurs des systèmes ainsi exposés.
La seule autre possibilité de réduire leur efficacité consisterait en un brouillage du système de guidage GPS attaché aux bombes ; seulement, à partir de l’été 2024, les Russes se mirent à employer massivement des drones-suicide FPV guidés par fibre optique. Jusqu’ici, la plupart des drones étaient guidés par les ondes, ce qui posait un certain nombre de problèmes : en particulier, les systèmes de brouillage tendaient soit à les éliminer, soit à réduire la qualité de l’image transmise aux pilotes de telle sorte que ceux-ci devaient guider leur engin presque à l’aveugle sur la dernière vingtaine de mètres avant d’arriver à leur cible. Désormais, puisque ces drones peuvent être guidés par un long câble (au risque de causer des problèmes de manœuvrabilité), la guerre électronique devient inopérante et leur précision en est considérablement renforcée. Pire, leur batterie étant moins rapidement épuisée par les besoins du système de guidage, ils peuvent attendre longuement en embuscade le passage d’un adversaire, par exemple le long d’une route. Par conséquent, si l’Ukraine déployait de larges systèmes de brouillage afin de perturber l’efficacité des bombes planantes (outre le problème lié à leur rareté relativement à la taille du front), ceux-ci risqueraient d’être à la merci de ce genre d’engins mortels. Au moment où nous écrivons ces lignes, il semble bien qu’aucune solution viable n’ait réellement émergé face à ces redoutables innovations (d’un côté comme de l’autre, puisque les Ukrainiens ne tardèrent pas à développer leurs propres modèles).
Le barrage cède
A la mi-octobre 2023, l’équivalent d’une division russe lança une attaque surprise sur Avdiivka. Celle-ci était relativement bien préparée, puisque de nombreuses équipes de déminage accompagnaient les troupes d’assaut afin que leur progression se déroule dans les meilleures conditions possibles.
L’opération déboucha rapidement sur la prise de plusieurs positions avantageuses aux alentours de l’usine de traitement de charbon, et en particulier d’une imposante pile de déchets industriels qui leur donnait l’avantage de la hauteur ainsi qu’une couverture pour se déplacer. Ils s’y cramponnèrent comme des forcenés, malgré les pertes et la pression constante des Ukrainiens. De nombreuses photos et vidéos de l’époque dépeignaient les destructions de blindés aux alentours de la ville, ce qui poussa un certain nombre de commentateurs à conclure à l’irrationalité de la décision militaire russe. Seulement, comme souvent dans cette guerre, les Ukrainiens eux-mêmes ne se tiraient guère indemnes de cette confrontation de haute intensité : nous avons mentionné plus haut l’horreur que constituaient les bombes planantes russes, et la pression constante de l’assaillant finit par épuiser les moyens des défenseurs. Au bout de quelques mois, la ville était plus ou moins encerclée, ce qui permit à la Russie d’obtenir un effet domino en isolant certaines poches de tissu urbain pour les nettoyer une à une. A la mi-février 2024, Avdiivka était prise, fournissant à la Russie une position stratégique surplombant toute la région tout en mettant la ville de Donetsk hors de portée des frappes d’artillerie ukrainienne. Pour ne rien arranger, les Ukrainiens avaient construit bien peu de lignes de défense et de fortifications en amont d’Avdiivka, soit qu’ils jugeaient impensable la perte de la ville, soit qu’ils n’avaient pas eu les moyens d’allouer des ressources à cette tâche. De toute manière, les bombes planantes russes auraient considérablement réduit leur efficacité.
Or, la succession rapide de la bataille de Bakhmut, de l’offensive de l’été 2023 et désormais d’Avdiivka avait manifestement épuisée les réserves ukrainiennes dans le Donbass, de telle sorte que les Russes n’avaient plus en face d’eux grand-chose capable de s’opposer frontalement à leurs avancées. Les Ukrainiens adoptèrent donc de nouvelles tactiques se reposant toujours plus sur l’emploi de drones. Plutôt que de concentrer des unités de mêlée pour bloquer physiquement la route à leur adversaire, ils disséminèrent un peu partout des équipes de dronistes chargés de frapper les colonnes ennemies : comme nous l’avions fait remarquer lors d’un précédent billet, dans ce conflit, les défenseurs peuvent mettre en échec une offensive par quelques coups au but sur les colonnes de tanks ou de transports de troupe avançant en terrain découvert, le tout sans eux-mêmes sortir de leur cachette. Ils n’ont d’ailleurs même pas besoin de détruire complètement l’adversaire, ce qui demanderait une puissance de feu (et donc des moyens) très importants : les dronistes peuvent se contenter d’immobiliser les blindés en les endommageant juste ce qu’il faut (on parle, en anglais, de mobility kill, ou mise hors-jeu par immobilisation). Ainsi, une poignée d’hommes peuvent surveiller un vaste territoire et défaire à moindre frais (et sans se faire repérer) des groupements tactiques qu’il leur aurait été impossible de vaincre dans des circonstances normales.
La plupart des commentateurs occidentaux tendent à féliciter les Ukrainiens pour ces tactiques novatrices et cette capacité à intégrer massivement les drones dans leur dispositif, mais la réalité est qu’il s’agissait plus souvent d’un palliatif que d’une innovation. Comme nous l’avons déjà dit lors de notre billet consacré à l’offensive ukrainienne de l’été 2023, ce genre de méthodes fonctionnent uniquement si l’adversaire fait preuve de timidité ou s’il manque de moyens. En effet, bien qu’une équipe de droniste puisse théoriquement surveiller un vaste territoire, l’ennemi peut quand même trouver des occasions de se mouvoir sans être vu, par exemple en passant par des forêts ou d’autres zones à couvert. De même, le nombre de drones à la disposition d’une unité de pilotes est limité par des contraintes logistiques, et leur efficacité peut l’être simplement par les contre-mesures de l’assaillant : blindage renforcé, comme les fameuses cages d’interception fixées autour du blindage d’un tank et que l’usage désigne désormais sous le nom de « cope cages »[3] , mais aussi les systèmes de brouillage, etc. Les limitations intrinsèques des drones, à la fois en termes d’autonomie et de distance de la fréquence qui sert à les contrôler, suffisent également à en limiter assez fortement la portée effective, qui se situe généralement dans un rayon de 20 kilomètres. Il existe également simplement des limites humaines et temporelles : pour frapper un blindé ennemi, il faut le repérer, ramener un drone jusqu’à son niveau, et ensuite le frapper, ce qui peut prendre plusieurs dizaines de minutes et ne garantit pas forcément une destruction. Si l’assaillant dispose de suffisamment de véhicules, il lui devient possible de simplement déborder le défenseur sans que celui-ci ne puisse tenir le rythme.
De tout ceci, il résulte qu’un système de défense uniquement composé de petites équipes de drones parsemées çà et là présente en pratique un grand nombre de « trous ». Or, si une colonne ennemi parvient à surprendre le réseau défensif et à avancer de, mettons 10 kilomètres, il fait courir un grave risque aux dronistes, car ceux-ci ne disposent généralement d’aucun équipement lourd pour se défendre et peuvent donc être aisément détruits ; ils doivent donc battre en retraite et abandonner du terrain aux assaillants. C’est la raison pour laquelle, face à un adversaire disposant de moyens offensifs importants, il peut être nécessaire de garder des unités de mêlée en seconde ligne par rapport aux dronistes, de sorte à l’empêcher de réaliser des avancées trop importantes. Le problème était qu’au printemps 2024, il semble que ce second échelon ait fait défaut aux Ukrainiens.
Les Russes avaient très bien compris la situation que nous venons de décrire, de telle sorte qu’ils suivirent systématiquement la même stratégie : des équipes d’assaut tentèrent des infiltrations tout le long de la ligne de contact. S’ils décelaient un « trou » dans les défenses ukrainiennes, ils augmentaient graduellement la pression jusqu’à consolider un saillant de quelques kilomètres de large et de profondeur. Lorsque les Ukrainiens déployaient leurs maigres réserves pour contenir cette percée, l’armée du Kremlin basculait son effort sur un autre secteur du front tout aussi dégarni. C’est précisément la raison pour laquelle, à l’époque, l’on constata parfois des avancées étonnantes de groupements tactiques russes, qui s’emparaient de bourgades de bonne taille sans rencontrer la moindre résistance. Cette période fut également caractérisée par une moindre perte de véhicules blindés pour l’occupant (du moins si l’on compare au reste du conflit), ce qui s’explique précisément par cette exploitation constante des déséquilibres de la ligne de front ukrainienne. Cela explique d’ailleurs en partie la plus grande part de véhicules civils au sein des unités d’assaut de l’armée du Kremlin : il s’agit certes d’un moyen de combler les pertes, mais ces véhicules plus légers et discrets permettent également de passer inaperçu des drones lors des tentatives d’infiltration ; les Ukrainiens avaient d’ailleurs employé le même genre de tactiques à Robotyne pendant l’été 2023, et l’emploieront à nouveau lors de leur incursion à Koursk.
En théorie, ces tactiques d’infiltration, qui demandaient de faire preuve de beaucoup d’agressivité, sont fort coûteuses en hommes : les Ukrainiens avaient eu l’occasion de le constater pendant leur offensive en 2023. Seulement, l’armée de Kiev ne possédaient pas de moyens de « fixer » en place l’armée de Moscou (par le biais de mines, hélicoptères d’attaque, etc.) pour mieux faire pleuvoir sur elle des munitions, ce qui permit aux Russes de pénétrer assez profondément pour contraindre les Ukrainiens à évacuer le terrain précipitamment sans vraiment subir de sérieux dégâts. Il en résulta une configuration « haut risque/haut rendement » qui se révéla bien plus profitable que la guerre de tranchées de l’année passée : au bout de quelques mois de manœuvres de ce genre, les Russes étaient parvenus à constituer une série de saillants tout le long du front, ce qui créa un risque de multiples encerclements un peu partout et qui força leurs adversaires à reculer. Il serait un peu exagéré de parler « d’effondrement en cascade », mais il fallut que les Russes arrivent quasiment devant Pokrovsk dans le dernier trimestre de l’année 2024 pour que les Ukrainiens ne parviennent à stabiliser la situation. Ces retraites précipitées des défenseurs avaient permis de limiter les pertes humaines : ainsi, le site https://200.zona.media/ recense en valeur absolue un peu moins de morts russes en 2024 qu’en 2023 (32 200 contre 33 800), tandis que les avancées se révélèrent considérablement plus importantes [4]. A vrai dire, l’on n’avait plus vu un tel rythme de progression depuis 2022.
Et après ?
Au printemps 2025, les Russes avaient largement réduit leur activité offensive sur le front du Donbass. Cela s’explique en partie par le fait qu’à partir de l’automne 2024, les Ukrainiens avaient effectué une série de contre-attaques tout le long de la ligne de contact qui, si elles n’avaient guère fait reculer les Russes d’un point de vue géographique, les avaient largement freinés. Cela avait permis aux Ukrainiens de fortifier Pokrovsk en y allouant un nombre considérable d’unités (notamment de dronistes) et en creusant de nombreuses tranchées aux alentours. Devant cette résistance féroce, l’armée de Moscou choisit de basculer sur le front de Koursk en Russie même, où les Ukrainiens avaient effectué une incursion l’année passée (et sur laquelle nous reviendrons ultérieurement), afin de la liquider une fois pour toutes. Ce fut chose faite en mars 2025. Nous voilà donc arrivé à la période actuelle de la guerre.
En regardant superficiellement la situation, l’on pourrait être amené à faire preuve d’un relatif optimisme pour l’Ukraine : après tout, durant les premiers mois de cette nouvelle année, l’armée russe a piétiné dans le Donbass. Cependant, les choses ne sont pas tout à fait aussi simples. La ville de Pokrosvk, que les avancées de l’occupant ont transformé en champ de bataille, constitue en effet l’un des principaux nœuds logistiques permettant de ravitailler le nord du Donbass : Slavyansk, Kramatorsk et Konstantinovka. Sa transformation en forteresse risque d’assécher les moyens militaires alloués à ces cités situées en aval, ce qui ouvrirait la voie à de nouvelles infiltrations par des équipes d’assaut russes, sur le modèle de ce qu’il se produisit en 2024. D’ailleurs, en avril 2025, plusieurs de ces équipes parvinrent à se retrouver à quelques kilomètres seulement de la ville de Konstantinovka ; certains de ces groupes furent détruits ou repoussés, mais la chose indique clairement que l’armée du Kremlin n’a pas abandonné sa stratégie de rechercher des brèches à exploiter un peu partout. Depuis que les Ukrainiens ont transformé Pokrovsk en forteresse, l’occupant semble avoir choisi de la déborder par l’est (via Kostiantynivka) ou par l’ouest (chose permise par la chute de Vouhledar quasiment sans résistance fin 2024). Ce qui est inquiétant pour Kiev, c’est que l’on constate l’extension de cette logique de « saucissonnage » en vue de provoquer des effondrements localisés successifs non pas dans un ou deux secteurs du Donbass, mais bien dans l’ensemble du front, depuis Zaporizhia jusqu’à Slovyansk et Kramatorsk. Les troupes du Kremlin cherchent à déstabiliser les Ukrainiens pour qu’ils ne sachent pas sur quel pied danser en ouvrant des brèches un peu partout et en exploitant les plus prometteuses.
Or, il se trouve que Pokrovsk constitue un de ces verrous opérationnels pouvant ouvrir de nombreuses possibilités à l’occupant : si la ville tombait, il n’existait guère de zone bien définie où arrêter les Russes. Ces derniers disposeraient alors du choix d’avancer dans de multiples directions en fonction des évolutions de la situation, qu’il s’agisse de Dnipro et Zaporizhia ou même de Kharkiv. C’est d’ailleurs probablement la raison pour laquelle les Ukrainiens ne se sont pas contentés d’ériger des fortification devant Pokrovsk, mais également derrière la ville si celle-ci venait à tomber, pour mieux contenir une telle poussée. Le problème est que de telles fortifications ont besoin d’hommes pour les défendre ; or, il semble que les Ukrainiens, pour de multiples raisons (que nous aborderons dans notre prochain article), sont incapables de densifier le volume de leurs troupes tout le long du front. Quand bien même, le problème du différentiel de puissance de feu demeurerait : l’Ukraine dispose de moins en moins de moyens d’artillerie, tandis qu’aucune parade aux bombes planantes russes n’a vraiment émergé. Dans ces conditions, il paraît bien difficile pour les défenseurs de se maintenir dans des fortifications fixes, et la production de mines ukrainiennes ou occidentales semble clairement insuffisante pour ralentir les Russes. Il est difficile de savoir si les occupants disposent d’assez de troupes pour mener ce genre de guerre très longtemps et à grande échelle, mais les données de ces derniers mois ne nous rendent guère optimistes sur les perspectives de Kiev à moyen terme de stopper une nouvelle poussée similaire à celle qui se produisit au cours de l’année 2024.
[1] De nombreux commentateurs semblent penser que l’artillerie a été rendu obsolète par l’arrivée des drones sur le champ de bataille. Après tout, les drones seraient un moyen bien moins coûteux et plus précis d’envoyer des explosifs sur l’adversaire. Une telle opinion est malvenue, car le volume d’explosif transporté par drone est trop faible pour entamer les fortifications : pour qui veut s’emparer d’une forteresse, les seuls drones ne suffisent pas.
[2] Ces chiffres semblent corroborés par plusieurs photos de ces engins publiées par des militaires russes au fil des mois, où l’on pouvait voir leurs numéros de série, qui collaient assez bien avec ces affirmations.
[3] Il est d’ailleurs intéressant de relever que ce terme est à l’origine un mot péjoratif, utilisé par les pro-ukrainiens pour se moquer des contre-mesures artisanales des Russes pour se prémunir des drones (« cope » est un terme bien connu d’internet pour désigner quelqu’un dans le déni d’un échec). Seulement, ces structures devinrent tellement ubiquitaires que le terme semble être passé dans le langage courant d’analystes réputés sérieux. Il y aurait sans doute un ouvrage entier à écrire sur la question du rôle d’internet dans ce conflit.
[4] : Si l’on en croit ualosses.org, les Ukrainiens subirent un peu moins de morts en 2024 qu’en 2023 (17 500 contre 21 000) ; même si ces chiffres ne semblent pas inclure les disparus, qui représentent la moitié des pertes ukrainiennes recensées par le site. Quoiqu’il en soit, même avec ces chiffres, le ratio de pertes prouvées serait passé de 1:1.5 à 1:1.8 en faveur des Ukrainiens, ce qui, au regard des avancées russes sur l’année 2024, ne constitue pas vraiment une augmentation catastrophique.