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La région syrienne d’Idlib : le dernier émirat djihadiste

Bref itinéraire d’Abu Muhammad al-Joulani, homme fort des possessions insurgées de Syrie du nord, dans le contexte des rumeurs récentes sur un retour prochain de la guerre à Idlib.

Très affaibli par les américains en 2007-2008, l’Etat Islamique, alors branche d’al-Qaeda en Irak, voit dans le soulèvement de la Syrie voisine l’occasion de se refaire une santé : acquérir des hommes, des armes, des fonds et une base arrière d’où s’organiser en toute quiétude. Moins de six mois après le début des manifestations en 2011, une poignée de hauts gradés passent secrètement la frontière afin de mettre sur pied une branche syrienne, baptisée Jabhat al-Nusra. Les vieux réseaux du djihad sont réactivés et de nombreuses cellules sont formées. Le savoir-faire de ces professionnels du djihad fit rapidement d’eux des incontournables de la rébellion syrienne, et ce d’autant plus que ces derniers adoptaient délibérément une attitude de coopération avec les rebelles pour mieux s’enkyster. En 2013, al-Nusra avait acquis près de 4000 hommes, dont deux tiers d’étrangers. Constatant cette croissance rapide et souhaitant s’étendre au Levant, l’Etat Islamique pénétra en Syrie pour exiger qu’al-Nusra repasse directement sous son commandement. Seulement, Joulani était un homme ambitieux, qui n’avait aucune envie de renoncer au petit émirat qu’il était en train de se tailler en Syrie. Il prit donc une décision habile : déférer la question au chef suprême d’al-Qaeda, Aymann al-Zawahiri.

Joulani se disait que sa sécession serait mieux perçue s’il la drapait de légitimité en obtenant l’accord d’une personne aussi respectée. Il demanda donc en quelque sorte une promotion à al-Zawahiri : au lieu d’être le chef de la branche syrienne de l’Etat Islamique d’Irak il serait directement le chef de la branche syrienne d’al-Qaeda. Son argument était le suivant : cette solution serait plus simple que d’être la branche syrienne de la branche irakienne d’AQ et mieux adaptée à la différence de contexte. Zawahiri, qui voyait bien que son autorité sur ses subordonnés théoriques était vacillante, accepta afin de faire entendre sa voix et de rappeler aux participants qu’ils étaient censés lui rendre des comptes. Il entérina le projet de Joulani, précisant toutefois que les chefs des deux groupes devaient accepter le vote d’une sorte de motion de censure dans les mois suivants afin de voir si leurs hommes leur faisaient toujours confiance. Seulement, l’Etat Islamique refusa catégoriquement et se mit à pénétrer en Syrie pour saisir par la force les territoires occupés par les rebelles, le tout en essayant de convaincre les commandants d’al-Nusra de se rallier à eux.

Ce comportement agressif et sans compromis causa une rupture entre l’Etat Islamique et al-Nusra, le premier faisant définitivement sécession d’al-Qaeda et le second devenant sa branche officielle en Syrie. Seulement, le but final de Joulani était de se dégager de tout supérieur et de toute tutelle à son égard. Il devisa donc un plan pour faire lui aussi sécession avec al-Qaeda, mais de la manière la plus « douce » possible. Prenant pour prétexte la bataille d’Alep, où le régime menaçait d’infliger une défaite décisive aux rebelles en Syrie, il annonça son souhait que tous les insurgés unissent leur force et fusionnent en une seule grande structure unifiée. Il ajouta toutefois que les rebelles syriens n’accepteraient pas la tutelle des dirigeants étrangers d’Al-Qaeda, qui se cachaient dans les montagnes d’Afghanistan et les vallées du Pakistan, et donc qu’au nom du bien commun, il devait lui-même se séparer d’eux.

Il affirma que les dirigeants d’Al-Qaeda avaient donné leur accord, mais c’était faux : les plus hauts gradés se cachaient des américains et n’avaient pu être contactés à l’époque, de telle sorte qu’il avait pu manipuler des représentants moins en vue et sortir certaines déclarations de leur hiérarchie de leur contexte. Le temps que les loyalistes à al-Zawihiri se rendent compte de la supercherie, Joulani avait effectué des purges aux postes-clés et consolidé sa mainmise sur sa nouvelle organisation : Hayat Tahrir al-Sham. Depuis, Joulani essaie de maintenir l’ambiguïté : il s’affiche de temps en temps avec un costume trois-pièces et une belle montre et prend soin d’éviter les grandes déclarations incendiaires sur la poursuite du djihad. L’objectif est de convaincre les autres pays, notamment la Turquie, qu’il n’est aucunement un danger pour leur sécurité nationale : ils peuvent donc le laisser gérer tranquillement son petit émirat d’Idlib sans chercher à le liquider (ce qui serait coûteux). Le but derrière tout ce théâtre, pour autant qu’on puisse en juger, c’est d’attendre une faille dans l’échiquier régional pour s’y engouffrer : nouvelle guerre, chute d’Assad, etc. Et, une fois cela fait, le cancer pourrait se propager à nouveau en Syrie et peut-être ailleurs…

 

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