Depuis son indépendance au XIXe siècle, le Mexique est marqué par une profonde division territoriale en matière de développement économique. La fracture entre le Nord et le Sud du pays est l’un des principaux vecteurs des inégalités de richesse qui affectent aujourd’hui encore la société mexicaine. En effet, tandis que le Nord affiche des indicateurs de croissance comparables à ceux de pays émergents dynamiques, le Sud lui, reste largement dominé par la pauvreté, le sous-développement des infrastructures et la dépendance aux aides fédérales. Pour réellement comprendre les racines de cette asymétrie, il faut remonter dans le temps, aux périodes coloniale et post-indépendance, et analyser les dynamiques économiques et politiques qui ont façonné le territoire mexicain.

Des origines coloniales aux premières fractures régionales

Sous la domination espagnole (1521-1821), le territoire mexicain fut organisé autour de centres d’extraction de richesses minières et agricoles. Le Nord, malgré son aridité et ses territoires désertiques, se développa autour des mines d’argent ( comme dans les Etats de Zacatecas, Durango et Chihuahua), suscitant la construction de routes commerciales, d’infrastructures minières et l’arrivée de main-d’œuvre rémunérée ou servile. Le Sud, en revanche, se spécialisa dans une agriculture de plantation notamment dans des régions comme le Chiapas, le Yucatán et Oaxaca fondée sur des rapports de production très inégalitaires et une exploitation intensive de la main-d’œuvre indigène à travers des systèmes coercitifs comme « l’encomienda » ou le « repartimiento ».

La concentration des richesses foncières et la marginalisation des communautés indigènes furent des caractéristiques structurelles du Sud colonial. Le Yucatán, par exemple, fonctionnait presque comme une enclave oligarchique tournée vers la culture de l’agave et gouvernée par une aristocratie créole. Dans ces régions, l’accès à la terre et aux ressources était limité pour les populations autochtones, générant de graves tensions sociales durables qui ont perduré bien après l’indépendance.

À l’indépendance en 1821, les structures héritées de la colonisation ne furent pour autant pas remises en cause. Pire, elles furent renforcées par un État centralisé, souvent instable et incapable d’investir équitablement dans les régions les plus pauvres. Les conflits entre libéraux et conservateurs, la guerre des Réformes (1857-1861), l’expédition française (1861-1867) puis la dictature de Porfirio Díaz (1876-1911) concentrèrent les ressources sur les zones rentables, essentiellement au Nord et dans la capitale, au détriment des périphéries méridionales.

Sous le Porfiriat (période du régime de Porfirio Díaz), une modernisation inégalitaire se met la aussi en place. Tandis que le Nord connut un développement des chemins de fer, de l’industrie minière et de l’agriculture irriguée, le Sud fut fortement marginalisé. Dans le Chiapas et l’Oaxaca, de vastes domaines agricoles étaient encore exploités dans des conditions proches du servage. Les réformes libérales du XIXe siècle, loin de démocratiser la propriété foncière, aboutirent souvent à la dépossession des terres communales indigènes, ce qui nourrit des révoltes chroniques.

La Révolution mexicaine à partir de 1910 porta les premières revendications de justice sociale, en particulier via la réforme agraire impulsée par Emiliano Zapata dans le Sud. Toutefois, les résultats furent la encore inégaux. Si certaines terres furent redistribuées, la pauvreté et l’exclusion des régions méridionales perdurèrent. Le programme de réforme agraire du président Lázaro Cárdenas (1934-1940) permit certes quelques avancées, mais le modèle productif resta dominé par les grandes exploitations au Nord, mieux intégrées au marché national et international.

Industrialisation et ouverture : un Nord dynamique, un Sud qui reste marginalisé

Au XXe siècle, les politiques économiques mexicaines renforcèrent le déséquilibre territorial. Le modèle de substitution aux importations des années 1940 à 1970 concentra les investissements industriels dans le centre et le nord du pays, en particulier autour de Mexico, Monterrey et Guadalajara. Le Nord bénéficia en outre de sa proximité avec les États-Unis, attirant des investissements directs étrangers, notamment dans les maquiladoras (usines d’assemblage) après l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) en 1994. Ce commerce transfrontalier a largement contribué au développement économique du Nord, qui profite de chaînes de valeur intégrées avec les États-Unis, en particulier dans les secteurs automobile, électronique et agroalimentaire. Pour preuve en 2023, le Nord concentrait 52 % du PIB industriel du pays.

À l’inverse, le Sud resta tourné vers des activités agricoles à faible productivité, souvent informelles et peu connectées aux circuits de marché. Le manque d’infrastructures, l’éloignement des centres de pouvoir, les tensions sociales et indigènes, ainsi que la faible présence de l’État y maintinrent des conditions de vie précaires. En 2022, selon le Consejo Nacional de Evaluación de la Política de Desarrollo Social (CONEVAL), les États du Suds de Chiapas, Oaxaca et Guerrero présentaient des taux de pauvreté respectifs de 67 %, 61 % et 60 %, contre 22 % à Nuevo León et 25 % à Baja California. Le PIB par habitant à Mexico était alors d’environ 335 000 pesos annuels, contre 85 000 pour l’Etat du Chiapas.

Conséquences sociales et politiques d’une géographie inégale

Les conséquences de ces inégalités territoriales sont nombreuses et profondément enracinées dans la vie quotidienne des Mexicains. Elles se traduisent par des écarts considérables que ce soit en matière d’accès à l’éducation, à la santé, à l’emploi et à la mobilité sociale.

Ainsi dans les États du Sud, les taux de scolarisation secondaire et universitaire sont bien en deçà de la moyenne nationale. Par exemple, au Chiapas, en 2020, seulement 12 % des jeunes accédaient à l’enseignement supérieur, contre 29 % à Nuevo León, dans le Nord. En matière de santé, la couverture médicale demeure inférieure à 70 % dans le Sud, alors qu’elle dépasse les 85 % dans le Nord. Les établissements hospitaliers y sont moins nombreux, souvent mal équipés et difficilement accessibles, ce qui accentue la vulnérabilité des populations rurales. L’emploi constitue un autre marqueur fort : l’économie du Sud est largement informelle, avec jusqu’à 75 % de travail non déclaré dans certaines zones, contre environ 45 % dans les régions nordiques, offrant ainsi une bien moindre sécurité sociale. Enfin, les infrastructures sont nettement moins développées : routes, chemins de fer, accès à l’eau potable, à l’électricité et à Internet sont inégalement répartis. En 2021, seulement 52 % des foyers ruraux du Chiapas disposaient d’un accès à Internet, contre près de 85 % dans certaines villes du Nord.

Politiques publiques et tentatives de rééquilibrage

Politiquement, cette fracture territoriale alimente la méfiance envers les élites centralisées à Mexico, accusées de négliger les réalités locales. Elle nourrit aussi des mouvements régionalistes ou communautaires, en particulier dans les régions indigènes. Les soulèvements comme celui de l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) au Chiapas en 1994 en sont une illustration totalement  emblématique. Le mouvement zapatiste, qui réclame l’autonomie et un développement plus équitable, incarne une contestation puissante des inégalités territoriales. Cette fracture a aussi des effets électoraux ; le Sud vote plus souvent pour des partis critiques de l’ordre établi, comme le PRD (Parti de la révolution démocratique) hier, ou le Morena, au pouvoir aujourd’hui. En 2018, le parti de gauche Morena a ainsi obtenu plus de 70 % des suffrages dans certains États du Sud, exprimant cette volonté de rupture avec les politiques traditionnelles comme le PRI.

Les migrations internes sont une autre conséquence majeure. Chaque année, des centaines de milliers de Mexicains quittent les États du Sud pour chercher du travail dans les métropoles du Nord ou à Mexico city. Ce phénomène crée une pression urbaine accrue, accroît la ségrégation spatiale et alimente les tensions sociales très fortes dans les zones de destination. Enfin, les inégalités territoriales influencent véritablement la violence. Si le narcotrafic touche l’ensemble du pays, les zones marginalisées sont très souvent plus vulnérables au contrôle des groupes criminels en raison du vide institutionnel, de la pauvreté extrême et également de la faible présence policière.

Pourtant depuis les années 2000, plusieurs gouvernements successifs ont tenté de corriger ces déséquilibres. Le programme Oportunidades (rebaptisé Prospera), les transferts fédéraux vers les États du Sud, et plus récemment les grands projets d’infrastructure comme le Tren Maya ou le Corredor Interoceánico del Istmo de Tehuantepec visent à intégrer le Sud au reste du pays. Entre 2018 et 2023, les investissements publics fédéraux dans le Sud-Est ont augmenté de 83 %, avec des budgets atteignant 120 milliards de pesos pour les grands projets.

Pourtant ces initiatives peinent à produire des effets structurels tant les inégalités sont ancrées. Le manque de gouvernance locale, la corruption, l’insécurité, et parfois l’opposition fortes des populations locales aux projets de développement comme celui notamment du  Tren Maya  freinent la dynamique de rattrapage. De nombreux experts dénoncent aussi le risque de projets extra-activistes peu durables, qui pourraient bénéficier davantage aux grandes entreprises et au secteur du tourisme qu’aux communautés locales.

Le défi mexicain est donc clair : il s’agit de construire un développement national équitable  qui prenne en compte les réalités historiques, culturelles et économiques des différentes régions. L’unité du pays dépend de sa capacité à offrir aux habitants du Sud les mêmes opportunités qu’à ceux du Nord. Des pistes existent : renforcer la décentralisation budgétaire, investir massivement dans l’éducation rurale, garantir l’accès à la santé et à l’emploi, soutenir l’agriculture familiale et promouvoir une fiscalité plus redistributive au niveau Fédéral. Tant que cette fracture subsistera, elle constituera un frein majeur à l’émergence du pays comme puissance en développement. Le Mexique a ainsi réellement besoin d’un nouveau pacte territorial, où chaque région serait acteur et non spectateur du progrès national.

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