La disparition de Jacques Delors, le mercredi 27 décembre 2023 à l’âge de 98 ans, a marqué la fin d’une époque. L’un des derniers grands bâtisseurs de l’Europe s’était éteint, et les hommages, en France comme au-delà de ses frontières, ont tous salué la mémoire de cet homme d’État au destin français et européen. Emmanuel Macron l’avait qualifié d’ »inépuisable artisan de notre Europe ». Charles Michel, président du Conseil européen, avait évoqué un « grand Français et grand Européen, entré dans l’histoire comme l’un des bâtisseurs de notre Europe », tandis qu’Ursula von der Leyen saluait un « visionnaire qui a rendu notre Europe plus forte ». Retour sur le parcours de l’un des grands hommes de notre Europe et de ses projets qui ont façonné l’Union.

Un chrétien social au cœur du projet européen

Jacques Delors était catholique. Un « catho de gauche », comme il se définissait lui-même. Cette identité a profondément nourri sa pensée politique. Dans un entretien avec le journaliste Alain Duhamel, il confiait : « Pour les chefs de gouvernement d’alors, j’avais un pied dans la démocratie chrétienne, et un pied dans la social-démocratie. Et par conséquent, je comprenais bien les deux […] C’est la pensée d’Emmanuel Mounier, la pensée personnaliste, qui m’a inspirée, qui m’a nourrie et qui continue à être le fil de mes réflexions. »

Né à Paris le 20 juillet 1925 dans un milieu simple et catholique, Jacques Delors était passé du patronage de paroisse à la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), à laquelle il resta lié toute sa vie. Il entre à la Banque de France, puis adhère à la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) et participe à la déconfessionnalisation du syndicat, qui donne naissance à la CFDT. Il attend 1974, à 49 ans, pour s’encarter au Parti socialiste, par sens du devoir : « Je suis un social-démocrate », disait-il dans Le Point.

De la rigueur budgétaire à la justice sociale

Ministre de l’Économie sous François Mitterrand, Jacques Delors n’avait pas été nommé à Matignon car jugé « pas assez à gauche » par le Parti socialiste. Il n’en reste pas moins que Delors voyait dans la stabilité des finances publiques une condition indispensable pour préserver la souveraineté monétaire de la France, éviter la dévaluation du franc et favoriser l’emploi. Il fut l’un des initiateurs du tournant de la rigueur en 1982, qui permit à la France d’éviter l’inflation et de rester dans la compétition mondiale.

À cet égard, il partageait un certain réalisme économique avec Wolfgang Schäuble, figure tutélaire allemande de la rigueur budgétaire, disparu presque simultanément en décembre 2023. Tous deux, malgré leurs divergences idéologiques, ont incarné l’idée d’une Europe intégrée et responsable. Cependant, Delors refusait que la rigueur budgétaire devienne une fin en soi : à la différence de Schäuble, il considérait que la stabilité économique devait servir une Europe sociale et solidaire.

Président de la Commission européenne (1985-1995) : un tournant historique

Jacques Delors accède à la présidence de la Commission européenne en 1985. Il hérite d’une institution à la peine, minée par les lenteurs administratives et la défiance croissante des opinions publiques. Très vite, il donne un nouveau souffle à l’intégration européenne. Son mandat de dix ans est jalonné de réformes structurelles majeures :

L’Acte unique européen : vers le marché intérieur

Sa première grande réussite est l’Acte unique européen, adopté en 1986. Ce traité prépare l’avènement du marché unique, effectif en 1993, en levant les obstacles à la libre circulation des biens, services, capitaux et personnes. Ainsi grâce à son action, un médecin formé en Espagne peut exercer en Allemagne ou en France, un ingénieur italien travailler en Belgique. Cette reconnaissance des diplômes permet une véritable mobilité professionnelle dans toute l’Union Européenne.

Le programme Erasmus : construire une citoyenneté européenne

Lancé en 1987 sous son impulsion, le programme Erasmus vise à faire émerger une génération de citoyens européens. En facilitant la mobilité des étudiants, il crée un sentiment d’appartenance et d’échange. Plus de 10 millions de personnes ont depuis bénéficié d’Erasmus.

Le Livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l’emploi

Face au chômage de masse qui frappe l’Europe au début des années 1990, Delors propose une nouvelle approche . Le Livre blanc publié en 1993 appelle à une politique d’investissement massive dans les infrastructures, l’innovation, la formation professionnelle et l’éducation. Il y défend l’idée que la croissance et la compétitivité ne peuvent se construire sans cohésion sociale. Il s’oppose ainsi à une vision uniquement comptable de l’économie européenne. Delors met ainsi en avant une stratégie proactive pour l’emploi, fondée sur l’anticipation des transformations industrielles et technologiques. Il appelle à un « nouveau contrat social européen », fondé sur la responsabilité partagée des États, des entreprises et des citoyens. Parmi les initiatives concrètes issues du Livre blanc figure le développement des Réseaux transeuropéens, notamment dans le domaine des transports (RTE-T). Ces projets visent à connecter les capitales européennes, à fluidifier les échanges économiques et à désenclaver certaines régions. Des lignes TGV transfrontalières, des corridors logistiques multimodaux, des projets d’interconnexion ferroviaire ou autoroutière voient le jour. C’est une Europe des infrastructures qui se dessine, facilitant la mobilité des personnes et des biens, tout en réduisant les inégalités territoriales.

Le traité de Maastricht : vers l’Union européenne

Delors joue un rôle décisif dans la préparation du traité de Maastricht qui acte la transformation de la Communauté économique européenne en Union européenne. Il préside les travaux préparatoires et accompagne les négociations entre les États membres. Le traité définit trois piliers : les Communautés européennes, la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), et la coopération en matière de justice et d’affaires intérieures. Il introduit aussi la citoyenneté européenne, donnant aux citoyens le droit de circuler, de résider, de voter et d’être élus dans tout pays de l’Union.

Delors est également à l’origine du rapport qui jette les bases de l’Union économique et monétaire (UEM). Il met en place en 1988 un comité d’experts, dit « Comité Delors », qui définit les étapes vers une monnaie unique : convergence des économies, création d’une Banque centrale européenne, et introduction progressive de l’euro. La monnaie unique voit le jour en 1999. Or Delors n’était pas dupe : il considérait qu’une union monétaire sans union politique et budgétaire était une construction inachevée. Il déplorait que l’Union n’ait pas été jusqu’au bout de la logique fédérale. À ses yeux, seule une gouvernance économique partagée pouvait garantir la stabilité de la zone euro et éviter les déséquilibres sociaux et financiers entre États.

La Charte sociale européenne

En 1989, sous l’impulsion de Jacques Delors, la Communauté adopte la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs. Elle proclame des droits essentiels : sécurité et hygiène au travail, égalité salariale entre hommes et femmes, droit à la formation, protection sociale, dialogue social, information et consultation des travailleurs.

Pour Delors, cette Charte est un contrepoids indispensable à l’intégration économique. Il refuse que l’Europe soit uniquement un grand marché. Il veut une Europe qui protège, qui garantit des droits sociaux minimaux communs. Même si la Charte reste juridiquement non contraignante à l’époque, elle inspire ensuite de nombreuses politiques sociales européennes.

Après la Commission : une vision différenciée de l’intégration européenne

Après son mandat à la Commission européenne, Jacques Delors poursuit son engagement en faveur du projet européen à travers la réflexion et le plaidoyer. Il défend notamment une vision différenciée de l’intégration : tous les États membres ne doivent pas avancer à la même vitesse, mais aucun ne doit empêcher les autres d’aller de l’avant. Dans une interview peu après son départ, Delors posait cette question : « Nos hommes politiques, de droite comme de gauche, ont-ils perdu le sens de l’Europe ? » Et de répondre : « Dans une certaine mesure, oui, ils l’ont perdu, et ce depuis plusieurs années. » Pour lui, l’Europe devait reposer sur : Un espace de paix et de compréhension mutuelle, un développement durable et solidaire et la stimulation de la diversité culturelle

Un penseur et militant jusqu’au bout

Avec ses centres de réflexion comme Notre Europe (devenu l’Institut Jacques-Delors), il poursuivait son plaidoyer pour un renforcement du fédéralisme européen. En 2024, alors que l’UE se penche sur l’élargissement à l’Ukraine et aux Balkans, sa réflexion manquera cruellement.

Jacques Delors fut plus qu’un dirigeant européen. Il fut l’architecte d’un projet de paix, de justice sociale et de prospérité partagée. Sa méthode alliait vision politique, exigence morale et pragmatisme institutionnel. Alors que les défis européens n’ont jamais été aussi grands ; guerre à nos frontières, tensions sociales, populisme , son héritage nous rappelle qu’il est possible de faire de l’Europe un projet d’espérance. Son legs est immense, et son esprit plane encore sur l’Union qu’il a tant contribué à façonner.

 

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